Entrepreneur spécialiste de l’innovation, Arnaud Groff fait un retour sur la période de confinement et d’arrêt de l’économie. Pour lui, l’innovation doit être pensée « comme une aventure qui transforme l’individu dans ses compétences, ses connaissances, son rapport à l’autre et son sentiment d’appartenance au groupe social « entreprise » ». Et qui en même temps garantit la pérennité de l’entreprise.
Qu’est que la période du confinement nous a appris sur l’innovation ?
Dans un premier lieu une grande maturité des dirigeants et de leurs équipes à faire passer l’intérêt général avant le leur. Certains appellent cela « être docile ». Je préfère dire « être responsable et collectif ». Ensuite j’ai apprécié de voir autant d’initiatives pour innover dans un cadre restreint. C’est exactement la thèse que j’ai soutenu pour la première fois au colloque CPI de Meknes en 2004 « Plus on est contraint, plus on est innovant ». Un phénomène m’a surpris : j’ai constaté que l’innovation n’est pas venue de ceux dont elle était l’expertise. De grandes entreprises, dotées de moyens d’innovation conséquents, ont été complètement à l’arrêt, incapables d’imaginer et de s’adapter. De grands pôles scientifiques et des clusters d’innovation n’ont sorti aucune solution pendant ces dix semaines…
Heureusement d’autres sources d’innovation, plus frugales, et d’autres acteurs jusque-là non identifiés ont pris le relais…
Oui. Un médecin réanimateur à Lens a créé un kit d’intubation sans contact avec l’aide d’artisans. À Nantes, un collectif a inventé un respirateur open source à 1 000 euros. L’innovation est arrivée là où on ne l’attendait pas. Dans certains grands groupes, l’innovation est venue d’ailleurs. À Toulouse, le Airbus Humanity Lab est arrivé à recueillir 1 000 contributions directes en quelques jours, et a permis de maintenir les liens entre salariés.
Qu’est qui a permis à ces nouveaux acteurs de libérer leur capacité d’innovation ?
Les métiers libérés ou abandonnés par les « innovateurs reconnus » dans l’entreprise se sont organisés pour innover ensemble, à leur manière. Les innovateurs ne sont plus des personnes au profil particulier, mais un mouvement collectif à l’ADN bien particulier. Ce qui a libéré le potentiel créatif, voire innovant, des gens vient essentiellement de trois paramètres. D’abord de la contrainte acceptée : il n’y a plus de confusion entre le problème posé et le problème que cela me pose. Quand ce cadre est parfaitement défini, alors je peux « en sortir ». Ensuite, la déviance assumée : certaines certitudes tombent avec la crise. Je me redonne le droit de créer, car l’ordre est un peu moins établi. Et je me redonne le droit de créer sans avoir peur du jugement des autres. Enfin, la responsabilité engagée : je ne me cache plus derrière ma fiche de poste, je dois m’engager et devenir proactif.
Mais que s’est-il passé pour les autres, pour ceux qui pourtant étaient reconnus comme innovants avant la crise ?
La nature nous éclaire plus que les experts sur ce point. Je suis en train d’écrire un ouvrage avec Victor Chane Nam sur les différentes stratégies de survie dans la nature, et les choses me semblent sur ce point assez clair. En période stable, les éléphants, les espèces K, ceux qui sont résistants, dominent. L’innovation sert alors à contrôler leur développement. En revanche, quand l’environnement est instable, après un cataclysme par exemple une disparition du marché pendant dix semaines, seuls ceux qui sont agiles, et surtout résilients, vont pouvoir s’adapter rapidement. Ce que j’ai pu constater pendant cette crise avait déjà été identifié par d’autres, notamment par Clayton Christensen, un des pères de la théorie de la disruption. Dès 1997, il avait remarqué qu’une entreprise tournée uniquement vers le marché, qui innove simplement pour satisfaire ses clients, court à sa perte. Car qu’est — ce qu’il se passe quand le marché s’effondre ? Que reste-t-il ? Et que faire de votre service Innovation qui n’a qu’une vision réduite de l’entreprise ?
Ces entreprises n’innovaient donc pas vraiment ?
Elles innovent vraiment à partir du moment où elles mettent en place des actions permettant de soutenir le développement de l’entreprise. Et en période stable, le développement est souvent totalement orienté vers le marché. Cependant, elles n’ont pas inscrit dans leur raison d’être, dans leur « Why », la survie du « système vivant entreprise » que Ann-Laure Bassetti décrit dans sa thèse en 2003. Or la « vraie innovation » selon Wismann est celle qui soutient cette raison d’être, et par conséquent l’innovation doit aussi être structurée pour garantir la survie du système vivant. Pour mieux comprendre ce qui s’est passé, prenons le modèle d’activités des entreprises que le BCG décrit. Il y a deux grandes natures d’activités dans l’entreprise. En premier, l’exploration, qui définit l’ensemble des activités qui vont permettre l’émergence des produits et services de demain (et qui passeront ensuite en exploitation). Et puis l’exploitation qui définit l’ensemble des activités rentables pour la société (profits maximisés et coûts optimisés) et qui génère du chiffre d’affaires et fait vivre l’organisation. Pendant des années, on a cru que l’ambidextrie, c’est-à-dire l’articulation entre ces deux activités, était une conséquence d’une la bonne synchronisation entre ces deux activités forcement séparées. Or quand le marché s’effondre, les deux activités sont stoppées. L’ambidextrie disparaît également. Il ne reste plus rien.