Peu connu des dirigeants, le concept d’ambidextrie fait aujourd’hui partie des grands classiques des cours de gestion. Sa grande force : objectiver et valoriser la tension entre gestion et innovation, présent et futur. A chaque entreprise de décider où placer (et déplacer) le curseur.
« C’est une théorie très séduisante, car elle propose des clés d’action adaptées à tous les types d’entreprises, de la TPE à la grande structure. Mais, comme toute théorie portant sur les organisations, sa mise en pratique requiert pas mal de prérequis, tant en termes de réflexion que d’organisation. » Frédéric Prévot, doyen associé à la Faculté de Kedge Business School, le défend sans ambages : le concept d’ambidextrie est sans doute l’un des plus intéressants que la recherche en sciences de gestion a produit durant les dernières décennies. Avis partagé par Fernanda Arreola, chercheuse en innovation et en entrepreneuriat au Pôle Universitaire Leonard de Vinci : « Avec la théorie de l’ambidextrie, c’est la question stratégique fondamentale de l’entreprise qui se pose. Celle des choix à mettre en œuvre pour articuler au mieux la viabilité présente et de la viabilité future. »
Comprise littéralement, l’ambidextrie est la capacité pour une personne d’être également habile de ses deux mains. Dans la science de gestion, elle est évoquée une première fois en 1976 par l’économiste américain Robert B. Duncan, qui entend souligner la pertinence de structures duales dans les démarches d’innovation. Mais son vrai succès, le concept le doit à un article de James G. March paru en 1991, où l’économiste et sociologue américain met en lumière les résonances entre exploitation et exploration dans les processus organisationnels d’apprentissage. « Dans la lignée de March, l’essentiel des travaux sur l’ambidextrie tend à démontrer que le succès à long terme d’une entreprise repose sur un équilibre sciemment défini entre les activités d’exploitation (la rentabilité pour assurer la viabilité actuelle) et des activités d’exploration (la prise de risque pour la viabilité future) », rapporte Frédéric Prévot.
Quatre formules à la carte
Un équilibre, mais lequel ? C’est là que les choses sont à la fois claires sur le papier et complexes dans la déclinaison pratique. Le concept prévoit quatre options de mise en œuvre. L’ambidextrie peut ainsi être structurelle, contextuelle, temporelle ou de réseau. A chaque entreprise, compte tenu de sa taille, de sa culture, de son activité, de choisir la formule la mieux adaptée.
Une PME, par exemple, pourra difficilement s’orienter vers l’option structurelle, qui repose sur la séparation physique et gestionnaire de l’exploitation et de l’exploration dans l’organisation de l’entreprise et qui appelle l’allocation de ressources importantes et l’adaptation des modes de management à chaque centre de profit. L’ambidextrie contextuelle, basée sur une organisation des activités en mode projet où cohabitent innovation et gestion, semble en revanche plus naturellement adaptée aux petites et moyennes structures. Reste que, si elle permet de ne pas trop déconnecter l’exploration de l’urgence des marchés, elle présente pour les PME un risque réel : celui de voir le court terme prendre très vite le pas sur le long terme.
Entre séparation structurelle et collaboration en mode projet
« Chaque forme d’ambidextrie présente ses contraintes et ses opportunités. L’ambidextrie temporelle, qui consiste à alterner de longues périodes d’exploitation et des séquences très intenses d’exploration, répond à un modèle de fonctionnement hyper agile — de type test and learn — assez courant dans les startups. Elle est en revanche difficilement envisageable dans une grosse PME et a fortiori dans une grande entreprise », note Frédéric Prévot.
L’important est que chacune puisse trouver une réponse à son échelle.
L’autre intérêt de cette division en quatre modes de mise en pratique tient à la possibilité donnée aux entreprises de faire bouger les curseurs vers des choix médians. « La question de l’innovation et de ses modalités d’exercice devient une métrique majeure pour toutes les entreprises, les plus petites comme les grandes. L’important est que chacune puisse trouver une réponse à son échelle. C’est toute la richesse de ce concept d’ambidextrie », note Fernanda Arreola.
C’est aussi tout le sens de la quatrième option, l’ambidextrie de réseau, qui d’une certaine manière agrège les trois autres. Cette solution emprunte beaucoup aux schémas de coopération ouverte, tournés vers l’externe (via un réseau de startup), vers l’interne (via intrapreneuriat), ou même fondés sur un schéma hybride conjuguant internet et externe (via l’incubation).
« La grande question récurrente est finalement celle du risque. Soit on minore le risque financier en augmentant le risque d’innovation et de défiance concurrentielle. Soit on s’expose davantage au risque d’investissement en gardant le contrôle sur l’innovation », souligne Frédéric Prévot. A chaque entreprise de définir la meilleure équation.