Depuis le début la crise sanitaire, les banques centrales sont à la manœuvre pour assurer leur rôle de gardiennes de la sphère monétaire et financière. Par leurs politiques, elles jouent également un rôle économique indéniable comme l’a souligné de manière négative la Cour constitutionnelle allemande. En maintenant ou en abaissant leurs taux d’intérêt et en opérant de vastes programmes de rachats, elles permettent aux États de s’endetter pour atténuer les effets du confinement. Elles sont, en outre, des acheteurs des dettes des entreprises contribuant, de ce fait, au financement de l’économie réelle. Leur bilan est de plus en plus constitué de titres obligataires privés et publics.
L’orthodoxie monétaire des années 1980/1990 a été abandonnée. Les banques centrales ont dépassé leur mission de contrôle de l’inflation pour devenir des acteurs de la vie économique. La crise des subprimes avait déjà battu en brèche les règles monétaristes.
Faciliter le financement des entreprises
L’encours d’actifs détenu par la Réserve Fédérale (FED) était ainsi passé de 500 à plus de 1 000 milliards de dollars entre 2007 et 2010. Pour la zone euro, la mutation a été plus tardive. La mise en œuvre de la politique monétaire non conventionnelle date de 2015. En cinq ans, l’encours de dettes publiques détenu par la BCE est passé de 200 à plus de 2 000 milliards d’euros. Les nouveaux objectifs des banques centrales sont d’éviter la perte de solvabilité des États qui serait provoquée par la hausse des taux d’intérêt à long terme. Depuis 2009, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, les taux à 10 ans des titres publics sont en baisse constante. Les banques centrales veillent également à faciliter le financement des entreprises dans les périodes de restriction du crédit. Avec la crise du Covid-19 qui se traduit par un assèchement des ressources et un accroissement pour les États ainsi que par le recul de l’activité pour les entreprises, les banques centrales sont, de ce fait, sollicitées, sur des montants sans précédent, 2 000 milliards de dollars pour la FED et 1 000 milliards d’euros pour la zone euro. Ces montants sont à mettre en parallèle avec le montant potentiel des déficits publics pour 2020, plus de 17 % du PIB pour les États-Unis, plus de 8 % pour la zone euro en lien avec de possibles reculs du PIB de 6 à 10 points.
Directement ou indirectement, les banques centrales et les États sont interdépendants. Le processus de monétisation des dettes publiques qui s’est accéléré avec la crise sanitaire a fait voler en éclat l’ancien cadre. Ce cadre était déjà une illusion. A preuve le ralentissement économique de 2019 qui s’était traduit par des injonctions de Donald Trump sur la FED afin qu’elle baisse ses taux directeurs et par les pressions amicales des États européens sur la BCE pour engager de nouveaux programmes de rachats d’obligations. L’indépendance des banques centrales semble donc avoir vécu. Elles sont désormais obligées d’assurer la solvabilité budgétaire des États. Si les États augmentent leurs dépenses, elles sont contraintes de prendre part à cette politique, signifiant de la sorte qu’elles sont dépendantes du ou des gouvernements. Cette situation est à l’opposé des principes allemands de banque centrale indépendante qui avaient été inscrits dans le marbre du Traité de Maastricht. Lors de son élaboration, les Allemands avaient imposé notamment aux Français le principe d’une indépendance stricte avec l’impossibilité pour les gouvernements ou la Commission européenne d’adresser toute injonction ou pour la Banque centrale d’intervenir dans le champ économique des Etats. C’était alors le prix à payer pour la disparition du deutsche mark. Aux Etats-Unis, l’indépendance de la banque centrale n’est pas inscrite dans les Tables de la loi. C’était une pratique qui avait, en outre, comme limite que la FED prend en compte l’emploi parmi ses indicateurs pour établir sa politique monétaire.
De l’ombre à la lumière
La question de l’officialisation du nouveau rôle des banques centrales ne posera guère de problèmes aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Japon. En revanche, au sein de la zone euro, ce sujet est un facteur de divisions. Ne disposant pas d’un réel budget d’intervention conjoncturel, la zone euro ne dépend, pour le moment, que de la banque centrale, pour atténuer les effets de la crise sanitaire, en particulier pour les pays les plus fragiles. La remise en cause des mécanismes de soutien monétaire constituerait une véritable menace. Angela Merkel a affirmé devant le Bundestag, mercredi 13 mai, qu’une plus grande intégration de la zone euro était indispensable. La Chancelière estime que les États membres doivent prendre plus de responsabilités et ne pas s’en remettre seulement à la Banque centrale européenne et à son programme de rachat de dettes publiques. Elle répond aux juges constitutionnelles de Karlsruhe par le haut. Devant assurer la Présidence de l’Union européenne, à compter du 1er juillet, elle a fait référence à Jacques Delors pour préciser ses intentions « nous ne devons pas oublier ce que Jacques Delors disait avant l’introduction de l’euro : il faut une union politique, une union monétaire ne suffira pas ».
La crise économique en Europe ne pourra être surmontée que si l’Allemagne assume son rôle de leader, ce qui suppose a contrario que les autres Etats membres l’acceptent. Pour des raisons historiques liées à la Seconde Guerre mondiale et à la réunification, l’Allemagne n’a jamais souhaité occuper la place qui est la sienne en raison de son poids économique et de son histoire. Pour de nombreux experts non français, l’Union européenne, surtout depuis le départ du Royaume-Uni, est sur le plan économique, la zone d’influence allemande. Jusqu’à maintenant, les autorités de Berlin ont privilégié une diplomatie en creux jouant sur les rivalités ou les antagonismes des uns et des autres.
Quand Emmanuel Macron s’était lancé dans un projet de refondation de l’Europe, la Chancellerie avait appuyé en sous-main la démarche de plusieurs États d’Europe du Nord et de l’Est qui demandaient à la France de régler en premier lieu ses déficits. Le passage de l’ombre à la lumière n’est pas, en diplomatie, un acte facile surtout après une longue période de discrétion. Les évènements en cours et la nécessité des Européens à s’entendre peuvent y contribuer.