Les dernières grandes politiques économiques structurantes en France datent d’une quarantaine d’années, avec notamment l’application de la politique de désinflation compétitive en 1983. Depuis deux décennies, les gouvernements ont privilégié une gestion au fil de l’eau. Le raccourcissement du mandat présidentiel de 7 à 5 ans et la dictature de l’immédiat imposée par les réseaux sociaux peuvent expliquer la difficulté à mettre en œuvre des réformes de structure. La fragmentation du pays est une autre explication même si celle-ci est plutôt une caractéristique au long cours de la France. De la Fronde en 1648 aux Gilets jaunes de 2018 en passant par la segmentation du pays entre pro et anti-communistes après la Seconde Guerre mondiale, la France a toujours été un pays divisé.
L’absence de consensus fait de la réalisation de réformes de structure un exercice périlleux. L’abandon du projet de loi visant à instituer un régime universel par points en est une des expressions. Si l’idée de ce régime avait été accueillie positivement en 2017, la discussion du projet de loi a provoqué une cristallisation des oppositions. En 1995, face aux grèves dans les transports, le Premier ministre Alain Juppé avait déjà dû abandonner son projet de grande sécurité sociale. Les sujets de l’éducation et de la fiscalité sont hautement inflammables avec, comme conséquence, une priorité donnée au statu quo. Depuis vingt ans, les chantiers remis à plus tard sont légion, de la dépendance à la santé en passant par le logement. Le choix par défaut qui s’est imposé a été d’augmenter les dépenses publiques avec, ironie du sort, l’impression pour les Français que les gouvernements leur imposent une rigueur dantesque. En vingt ans, les dépenses publiques ont augmenté de 80 % sans pour autant contribuer à résoudre les problèmes structurels auxquels est confronté le pays : désindustrialisation, crise du logement, faible niveau de formation, inégalités avant redistribution.
Une politique de l’emploi anti-économique ?
Ces quarante dernières années, la France a été confrontée à un chômage de masse s’accompagnant d’une diminution des emplois dans l’industrie. Les pouvoirs publics ont mis l’accent non pas sur l’emploi industriel, mais sur les emplois non qualifiés à travers un système d’exonération de charges sociales ciblées sur les bas salaires. L’objectif était de favoriser l’emploi sous-qualifié afin de réduire le chômage. Cette politique a généré un coût élevé pour les finances publiques, près de 40 milliards d’euros chaque année, pour un résultat décevant. Le taux de chômage en France a mis plus de temps à diminuer que chez nos partenaires. Les emplois créés sont, fort logiquement, à faible valeur ajoutée et donc mal rémunérés. En 2019, la France comptait deux fois plus d’emplois sous-qualifiés que l’Allemagne.
L’industrie emploie aujourd’hui moins de 10 % de la population active, contre 40 % en 1972. Depuis 1995, l’emploi industriel a reculé de 28 % quand celui des services domestiques (distribution, hébergement, hôtellerie, transports et services à la personne) a augmenté de 32 %. La France s’est spécialisée dans l’emploi sous-qualifié nécessitant une socialisation croissante des revenus. Les pouvoirs publics sont appelés à soutenir le niveau de vie des personnes occupant ces emplois. Ce soutien est d’autant plus nécessaire que la France est un pays « cher », en particulier en ce qui concerne le logement qui peut absorber jusqu’à 40 % du budget des ménages les plus modestes (hors locataires du parc social).
Les exonérations de charges sociales ont été contre-productives. Elles ont profité essentiellement aux entreprises du secteur tertiaire moins soumis à la concurrence que celles de l’industrie. La Poste, la grande distribution ou les transports ont été les premiers bénéficiaires de ces exonérations. En lieu et place des exonérations de cotisations sociales centrées sur les bas salaires, il aurait mieux valu appliquer un abattement à la base sur 500 ou 1 000 premiers euros.
L’abaissement de l’âge de départ à la retraite de 65 à 60 ans en 1982, le développement des préretraites dans les années 1980 et la réduction du temps de travail visaient à un meilleur « partage de l’emploi » en réduisant de fait la taille de la population active. Cette politique n’a pas amené les résultats attendus par ses auteurs. En 2021, le taux d’emploi en France était de 67 % contre 72 % aux États-Unis, 77 % en Allemagne et de 78 % au Japon. Le faible taux d’emploi induit qu’un nombre réduit d’actifs doit financer un volume important de dépenses publiques. La prédominance des emplois sous-qualifiés tout comme le sous-emploi amène une inégalité élevée avant redistribution. Le PIB par habitant de la France est en retrait par rapport à celui de l’Allemagne. L’écart était de 2 points en 2002, il est désormais de 16 points. Si en 1999, le poids des dettes publiques était comparable en France et en Allemagne, l’écart atteint plus de 40 points de PIB (113 % contre 70 % en 2021). Les dépenses de protection sociale pour compenser notamment la faiblesse des rémunérations sont passées de 24 à plus de 32 % de 1981 à 2021. Les crédits affectés à la réduction des inégalités n’ont pas pu bénéficier à l’éducation, à la formation ou à la recherche.
Au sein de l’OCDE, les pays à fort taux d’emploi sont ceux dont le niveau de compétences mesuré par l’enquête PIAAC de l’OCDE est élevé (Japon, Pays-Bas, Finlande, Suède, Nouvelle-Zélande, Danemark). La France figure dans le bas du classement du taux d’emploi et des compétences tout comme l’Italie, la Grèce et l’Espagne.
L’« assistance » avant la production ?
La France a fait le choix implicite de fortes inégalités avant redistribution corrigées par la mise en œuvre d’un important volant de redistribution. Au sein de l’OCDE et de l’Union européenne, la France est le pays qui a concomitamment le taux d’inégalités avant redistribution le plus élevé et le taux d’inégalités après redistribution le plus faible (mesuré par l’indice de Gini).
Pour pallier ce défaut, l’accent aurait dû être mis ces vingt dernières années sur la formation et sur l’acquisition des connaissances. Or, la France a continué de décliner en la matière même si les crédits affectés à l’éducation nationale et à la formation figurent parmi les plus élevés d’Europe. La question n’est pas le quantitatif, mais le qualitatif.
Un système administratif peu efficient avec une dette publique de plus en plus menaçante
Le système administratif est peu productif en France. Cette situation permet le maintien d’effectifs élevés, ce qui conduit à la hausse la pression fiscale. L’efficacité de l’État mesuré par le montant d’argent public (hors salaires) géré par fonctionnaire est inférieure en France à celle de la moyenne de pays de l’OCDE. En France, ce ratio est de 0,19 contre 0,23 au sein de la zone euro (hors France) et 0,32 en Allemagne. La France fait partie des pays de l’Union européenne, avec les États d’Europe du Nord, ayant le plus grand nombre de fonctionnaires par habitant, 89 fonctionnaires pour 1000 habitants en 2019, contre 59 en Allemagne (source ministère de la Fonction Publique Eurostat). La masse salariale des administrations publiques représente 12,5 % du PIB en France, contre 10 % aux États-Unis et 8 % en Allemagne.
La dette publique qui était en France de 55 % en 1995 a atteint 113 % du PIB en 2021. L’augmentation des taux d’intérêt provoque celle du service de la dette d’autant plus que les rachats des obligations d’État par la BCE sont amenés à s’arrêter. Un point de taux en plus équivaut sur trois ans à un surcoût de 10 milliards d’euros. Depuis le 1er janvier, le taux de l’OAT à 10 ans est passé de 0,5 à 2,3 % (15 juin 2022).
La crise persistante du logement
Depuis 1995, les prix de l’immobilier ont été multipliés par trois. Cette progression s’explique par la faiblesse des taux d’intérêt durant cette période, par les besoins de logement de la population qui a continué d’augmenter et de se concentrer au sein des grandes agglomérations, et surtout par le manque de constructions. Ces dernières années, les mises en chantier sont inférieures à 400 000 quand il faudrait atteindre au minimum le seuil des 500 000. Pour compenser la hausse des prix de l’immobilier et des loyers, les gouvernements ont accru le volume des aides publiques. Les dépenses en faveur du logement représentent 0,9 % du PIB en France, contre 0,4 % en Allemagne et 0,2 % au sein de la zone euro (hors France). De nombreux rapports ont souligné que les aides favorisaient la hausse des prix. Dans un pays à faible densité démographique, les pouvoirs publics ont privilégié une politique malthusienne de raréfaction du foncier disponible. L’augmentation des coûts de construction pénalise également l’accession à la propriété. Le secteur du bâtiment, constitué essentiellement de PME, rencontre, par ailleurs, des problèmes de recrutement importants.
Éducation : des dépenses, mais un niveau décevant
Les dépenses publiques d’éducation sont supérieures en France à celle de l’Allemagne et pourtant l’efficacité du système éducatif est devenue bien meilleure en Allemagne. La première consacre 5,5 % de son PIB à l’éducation, contre 4,6 % du PIB pour la seconde. Depuis 2000, le rang de la France à l’enquête PISA de l’OCDE est en baisse constante (score passé de 507 à 494 de 2000 à 2018) quand l’Allemagne augmente le sien (score passé de 487 à 500). Le déclin de la France est encore plus marqué en matière de mathématiques. La France se classe au 23e rang de l’enquête TIMMS de 2019 loin derrière Singapour (1er), les États-Unis (12e) ou le Royaume-Uni (13e).
Le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans, même s’il baisse depuis cinq ans, reste supérieur en France à celui de la majorité des autres pays de l’OCDE. Il était de 16 % en 2021, contre 5 % en Allemagne. Les filières techniques ont été dépréciées ces dernières années conduisant à la formation d’un nombre insuffisant d’ingénieurs et de techniciens. La disparition des mathématiques en tant que matière obligatoire au lycée, faute de professeurs et au nom de l’égalitarisme, a semblé traduire le désintérêt des pouvoirs publics pour les filières scientifiques. Cette faible appétence aux métiers techniques a favorisé la diminution de l’industrie dans le pays. Son poids au sein de la valeur ajoutée est passé de 12 % en 1995 à 9 % en 2021.
La dépendance : en parler, mais attendre
Le livre-enquête du journaliste Victor Castanet, « Les Fossoyeurs » a souligné les problèmes rencontrés par les patients dans les EHPAD. Depuis 15 ans, les gouvernements annoncent un grand texte sur la dépendance avant d’y renoncer. Lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, une cinquième branche a été créée pour l’autonomie.
Avec la montée en âge des baby-boomers, le nombre de personnes dépendantes devrait doubler d’ici 2040 pour atteindre 4 millions. Cette évolution inévitable suppose un effort important au niveau de la santé et de l’hébergement ainsi qu’auprès des familles concernées.
La réforme des retraites : demain peut-être !
Depuis 1993, la France a réformé ses régimes de retraite avec, comme résultat, une réduction des dépenses de 6 points de PIB à l’horizon 2040. Sans modification des règles, le poids des retraites aurait pu atteindre 20 % du PIB, contre 14 % actuellement. Après l’échec du projet d’Alain Juppé en 1995 de Grande Sécurité sociale qui devait aboutir à la suppression des régimes spéciaux, les gouvernements ont, en matière de retraite, préféré avancer par étape en engageant des réformes partielles et au fil de l’eau. L’instauration d’un système universel voulue par Emmanuel Macron a été abandonnée tant du fait de la cristallisation des oppositions que de la survenue de la crise sanitaire. La France demeure ainsi un des rares pays à maintenir 42 régimes de base et une centaine de régimes complémentaires. Si la convergence de ces régimes est toujours d’actualité, le recours à un régime unique par points ne le serait plus. Avec la nécessité d’améliorer les petites pensions et les départs massifs à la retraite, la question de l’équilibre des régimes de retraite sera au cœur de l’actualité des prochains mois.
L’attractivité relative de la France
Le gouvernement se plaît à souligner le fait que la France attire des investissements étrangers. Si un regain est incontestable, il demeure limité. Le repli des investissements directs étrangers dans les années 2000 et 2010 avait été net. Certaines années étaient marquées par un désinvestissement net. Depuis 2019, le solde est redevenu positif, mais il reste faible. Ces investissements n’ont pas permis à la France de résoudre ses problèmes de commerce extérieur. Le déficit de la balance commerciale n’en finit pas de s’aggraver. Il a atteint au premier trimestre 2022, en rythme annuel, plus de 100 milliards d’euros, ce qui constitue un nouveau record. L’Allemagne dégage de son côté entre 250 et 300 milliards d’euros d’excédents commerciaux.
En reportant d’année en année, certaines décisions, en optant pour les solutions de facilité, la France s’expose à de sérieux problèmes avec un risque d’ajustements brutaux. Dans un monde où le principe de rareté s’impose de nouveau, où les taux d’intérêt sont en hausse, où les autres pays ont choisi des trajectoires différentes, les solutions d’évitement et de facilité ne seront plus tenables. Les priorités devraient donc être à l’élévation des compétences, à l’augmentation du taux d’emploi, à l’assainissement des comptes publics, à la relance de la construction, et au traitement des dossiers de la dépendance et de la retraite.
Crédit : Can Stock Photo – ironjohn