Au mois d’octobre, le taux d’inflation a atteint 10,7 % au sein de la zone euro, un record depuis la création de la monnaie commune. Chaque mois, des experts annoncent que le pic est de plus en plus en proche, annonçant ainsi une décrue salvatrice dans le rythme de la hausse des prix. Depuis la fin de l’été, ils ont été démentis par les faits. Pourtant, leurs analyses ne sont pas sans fondement.
Contrairement aux États-Unis, la zone euro n’a pas engagé des plans de relance portant sur des milliers de milliards d’euros. Le plan européen « Next Generation » portait sur 750 milliards d’euros. L’inflation européenne est avant tout générée par l’augmentation des prix de l’énergie et des matières premières ainsi que par les chocs d’approvisionnement. Les programmes de dépenses publiques ont cherché à amortir le choc de l’inflation et non à stimuler la demande. Au deuxième trimestre, la consommation en zone euro était supérieure de moins de 2 % à la même période de 2019, quand l’écart atteint plus de 7 % aux États-Unis. Les salaires augmentent plus faiblement en zone euro qu’aux États-Unis. Les signes d’une spirale salaires-prix sont limités sur le vieux continent. Les prix actuels et futurs des matières premières sur les marchés de gros ont chuté par rapport aux pics de l’été et les goulots d’étranglement affectant les biens intermédiaires comme les microprocesseurs s’atténuent.
Les espoirs d’une décrue de l’inflation pourraient néanmoins être contredits. L’onde inflationniste continue sa marche en avant. Les entreprises européennes devraient ajuster leurs prix au cours du second semestre. Les prix de l’énergie et des denrées alimentaires représentent moins d’un tiers du panier de biens et de services utilisé pour mesurer l’inflation. Les prix des services et des biens autres que l’alimentation et l’énergie ont augmenté de 6 % en rythme annualisé au cours des trois derniers mois. Bien que les prix de l’énergie puissent être à l’origine d’une partie de ce changement (les restaurants ont besoin de chaleur, par exemple), l’ampleur de l’augmentation suggère que l’inflation se propage.
Un ressaut d’inflation est par ailleurs attendu dans les prochains mois. Certains pays, dont la France, ont bloqué artificiellement les prix. À partir de la fin de l’année, des produits bénéficiant jusqu’à maintenant d’un bouclier ou de ristourne devraient subir des hausses non négligeables. Ainsi, en France, l’électricité devrait augmenter de 15 % pour les ménages à partir du mois de janvier. En Allemagne, de nombreux ménages ont des contrats à long terme qui sont progressivement renouvelés pour refléter la hausse des prix. Les tensions sur les marchés du pétrole et du gaz perdurent comme en témoigne la remontée du baril de pétrole autour de 100 dollars au début du mois de novembre. Si le mois d’octobre a été estival, réduisant la consommation d’énergie, les prévisions à moyen terme parient sur un hiver froid et sec, ce qui signifie une augmentation des prix de l’énergie.
Jusqu’à présent, les salaires européens ont peu augmenté, mais les revendications de revalorisation se multiplient. Contrairement aux États-Unis, six travailleurs sur dix ont des accords de négociation collective qui ont tendance à durer un an ou plus, ce qui signifie qu’il faut du temps pour que les conditions économiques influencent leur salaire. En Allemagne, les syndicats du secteur public ont réclamé une augmentation de 10,5 %. Au début du mois de novembre, un mouvement de grève a été lancé dans le secteur de la métallurgie et de l’électro-industrie, à l’appel du syndicat allemand IG Metall qui demande une augmentation des salaires de 8 %.
La pénurie de main-d’œuvre accentue les tensions sur les salaires. La production est freinée dans de nombreux pays européens par l’absence de main-d’œuvre. Les sociétés de transports doivent revoir les fréquences de leurs liaisons, qu’elles soient aériennes, ferroviaires ou routières, faute de conducteurs ou de pilotes. Les commerces, les restaurants et les hôtels sont contraints de revoir à la baisse leurs offres de services ou leur plage d’ouverture au public. Les délais s’allongent dans le secteur du bâtiment pour la réalisation des travaux. Selon une enquête d’Eurostat, les entreprises manufacturières ont, en moyenne, plus de cinq mois de travail dans leurs carnets de commandes, contre quatre avant le covid. Le marché du travail est tendu également en raison des départs massifs à la retraite. En France, plus de 800 000 personnes liquident leurs droits à la retraite chaque année. En Allemagne et en Italie, le vieillissement de la population est encore plus rapide. Les salariés rechignent de plus en plus à accepter des travaux pénibles. La crise sanitaire a fait évoluer le regard des populations sur le travail. La productivité est en nette baisse en Europe. Ces facteurs concourent au maintien d’une forte inflation dans les prochains mois.
La survenue d’une récession, scénario retenu par différentes organisations internationales et par plusieurs instituts économiques, pourrait changer la donne en atténuant les revendications salariales et en faisant plus facilement accepter par les actifs les postes de travail aujourd’hui délaissés en raison de leur pénibilité. Pour avoir des effets réels sur l’inflation, la récession devrait être assez forte et suffisamment longue pour peser sur les comportements. Ce scénario pose le problème de son acceptabilité par les populations dont la résilience a été mise à rude épreuve depuis une dizaine d’années. Leur sensibilité sur les problématiques de pouvoir d’achat, d’emploi et de conditions de vie est plus forte qu’en 2007 ou qu’en 1993, lors de deux dernières grandes récessions (hors celle liée au covid de 2020).
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