Il y a ceux qui se complaisent à refaire le match d’hier en se lamentant de l’absence de masques et de tests et il y a ceux qui rêvent de l’avènement d’un autre monde. L’idée du grand soir, d’un revival, fait flores.
À la différence de la fin d’un conflit armé, la sortie de dépendance ne devrait pas s’accompagner de réelles scènes de liesse car elle risque d’être progressive et marquée par la crainte d’une résurgence du virus. Les pays seront suspendus à la découverte d’un vaccin ou d’un traitement curatif efficace. Quelles qu’elles soient, les sorties de choc sont difficiles à conduire pour les pouvoirs en place. Churchill, le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale fut battu aux élections législatives du mois de juillet 1945, les conservateurs n’obtenant que 197 sièges contre 393 aux travaillistes. En France, le Général de Gaulle décide de quitter le pouvoir, au mois de janvier 1946, faute de disposer d’une majorité pour soutenir son projet constitutionnel.
Après une crise, la tentation de reprendre les jeux du passé entre en concurrence avec celle du changement. En 1918, la première l’avait emporté en France, quand après la Seconde Guerre mondiale, la situation avait été plus complexe. En 1945, sur le terrain institutionnel, la continuité fut de mise jusqu’en 1958 quand des révolutions se produisirent sur le plan social et sociétal, notamment avec le droit de vote des femmes et la création de la Sécurité sociale.
En 2020, la crise sanitaire a un effet psychologique hors de proportion par rapport aux dégâts réels qu’elle occasionne. Le nombre de morts reste limité au regard des épidémies ou des conflits militaires passés. Du XIVe au XVIIIe siècle, la peste pesa lourdement sur la population européenne en entraînant la mort de millions de personnes. Son origine ne fut trouvée qu’au XIXe siècle avec la découverte du bacille responsable, baptisé Yersinia pestis véhiculé par les rats et transmis aux hommes par les puces. En 1832, le choléra tua plus de 100 000 personnes en France. La grippe espagnole entre 1918 et 1920 aurait provoqué le décès de plus de 240 000 personnes. Dans un monde qui a placé au cœur de ses priorités le principe de précaution, la survenue d’une épidémie a créé un effet de stupeur. L’incapacité des pays les plus riches à faire face malgré des systèmes d’État providence ultradéveloppés, n’a fait qu’accentuer cet effet. Dans une société d’abondance, de l’immédiateté qui est devenue la norme au temps d’Internet et des réseaux sociaux, le manque de masques, de gels hydroalcooliques est pour une grande partie de la population incompréhensible nourrissant ainsi les idées complotistes. Face à une situation mal appréhendée, face à la peur de perdre la vie, la recherche de boucs émissaires est facile. Jamais une crise n’a donné lieu à autant de recours devant le Conseil d’État. Cette juridicisation du conflit s’inscrit dans une tendance de fond, mais elle exprime également un état d’esprit de moins en moins consensuel au sein de la population. Faire front demeure le sentiment le plus partagé, mais il n’est pas sans arrière-pensée.
Si la crise perdure en raison de la résurgence du virus, si les déplacements demeurent limités et soumis à autorisation, si les pouvoirs publics sont contraints de prononcer régulièrement des confinements locaux ou régionaux, la vie économique et sociale s’en ressentira évidemment jusqu’au moment où l’immunité collective sera de mise, à moins qu’un vaccin soit développé d’ici là.
Le secteur qui pourrait être le plus touché sera le tourisme et surtout celui au long cours. Entre le risque d’attraper le covid-19 et celui d’être bloqué loin de chez soi, les touristes renonceront dans les prochains mois à leurs projets. L’obligation de présenter à l’embarquement les résultats de tests pourrait être également assez dissuasive. Le transport aérien, les croisiéristes, les tours opérateurs, les hôtels de luxe, etc. pourraient connaître une à plusieurs saisons difficiles.
L’essor contraint du télétravail marque la victoire absolue d’Internet et des réseaux. Le recours aux visioconférences au sein des entreprises, au niveau des États a déjà changé la façon de diriger.
Une approche plus long-termiste
Pour certains, la crise actuelle est en lien avec la dégradation de l’environnement pouvant induire une demande plus importante d’action en faveur de la transition écologique. Ce lien est discutable au vu des expériences passées des épidémies qui bien souvent avaient été occasionnées par un manque d’hygiène et par une cohabitation entre l’homme et des animaux sauvages. Si de 1950 à 2019, l’Occident fut préservé par les grandes épidémies à l’exception du sida, ce ne fut pas le cas du tiers monde où des millions de personnes ont péri (choléra, Ébola, etc.).
Un soutien en faveur des entreprises stratégiques, en particulier dans le secteur de la santé, est attendu. Comment s’exprimera-t-il ? Prendra-t-il la forme d’un nouveau protectionnisme au niveau de chacun des pays ou au niveau européen ?
La victoire du tout État ?
La crise pourrait relégitimer le rôle de l’Etat. Ce dernier pourrait s’immiscer plus fortement dans la gestion de l’économie. Le contrôle sur les entreprises et sur leurs dividendes pourrait se renforcer. Cette étatisation pourrait s’appuyer sur une demande de l’opinion publique.
Les dépenses publiques devraient s’accroître. La Francequi a le plus fort taux de dépenses publiques au sein de l’OCDE (près de 56 % en 2019) ne dispose guère de marges de manœuvre en la matière. Avec la réduction de l’activité marchande, les dépenses publiques rapportées au PIB devraient atteindre des sommets et se rapprocher des 60 %. La question sera leur repli dans les prochains mois dans un contexte de fortes demandes sociales. La pression à la hausse des dépenses de santé sera forte. Au sein de l’OCDE, elles atteignent déjà 8 % du PIB en 2010 contre 6,5 % en 2003. En France, elles dépassent déjà 12 % du PIB. Y-t-il un seuil à ne pas dépasser en matière de dépenses publiques ? Est-il imaginable de socialiser les deux tiers de l’activité économique d’un pays ?
La tentation étatiste trouvera-t-elle comme limite la volonté des corps intermédiaires d’organiser le futur ? La défiance des opinions à l’encontre des pouvoirs publics offre-t-elle une chance aux partenaires sociaux de prendre la main, de retrouver un esprit de conquête afin de bousculer les tables et instituer de nouveaux schémas de pensée ? Ces vingt dernières années, la déréglementation désordonnée a fragilisé les liens sociaux au sein des entreprises et plus globalement au sein de la société. La crise actuelle peut-elle inverser la tendance et déboucher sur de nouveaux modes de protection sociale ?