Il est, nous dit François Jullien dans son « Traité de l’efficacité », un ouvrage fort ancien en Chine qui se passe de main en main, que personne ne se vante d’avoir lu et que, pourtant, tous les gens de pouvoirs ont lu. Cet ouvrage, c’est le « Traité du maître de la vallée des fantômes », le « Gui gu zi », un livre qui traite du pouvoir. Qui en traite cependant avec tant de cynisme que les écrits de Machiavel semblent être à côté ceux d’un saint.
C’est qu’il pousse à son extrême à des principes de la philosophie chinoise en matière de stratégie. Les êtres humains ne sont ce qu’ils sont que par rapport à la situation dans laquelle ils sont plongés. Ils sont, dit cette même philosophie, comme des pierres qui roulent. Selon la pente, les braves deviennent des lâches et les lâches deviennent des braves. Il revient donc au stratège de faire en sorte que la pente aille dans la bonne direction. Ceci bien entendu à l’insu des personnes considérées, tout particulièrement si elles font partie de vos alliés. C’est ainsi que ce même stratège pourra faire s’enfoncer dans les lignes ennemies ses troupes afin que, dos au mur et sous peine de succomber, elles n’aient d’autre choix que de se battre comme des diables. À l’inverse, il laissera à l’ennemi une porte de sortie, afin que les combattants soient tentés de fuir plutôt que de combattre.
Il s’agit, plus généralement, de manipuler en amont de toute action, afin que vous n’ayez plus à persuader qui que ce soit, mais que, l’autre soit de votre avis avant que vous ayez ouvert la bouche. Pour cela, il est nécessaire de le connaître parfaitement pour connaître ses failles, l’inciter à se confier tandis que, vous, vous ne direz mot sur vous-même.
Du cynisme en chacun de nous
Bien entendu, j’imagine que nombre d’entre vous trouvent ça révoltant de traiter ses propres amis de façon aussi cynique.
Loin de moi l’idée de vous engager sur cette voie ! Mon intention est néanmoins d’attirer votre attention sur cette possibilité. Non seulement vous la faire connaître, mais aussi vous la faire reconnaître en vous. Car, à n’en pas douter, vous agissez de même, au moins de temps en temps. Sans doute de façon inconsciente, sans intention claire, mais de façon tout à fait réelle. Il y a du cynisme en vous, comme il y en a en toute personne au monde. Si vous en doutez, demandez-vous si vous n’avez jamais « caressé dans le sens du poil » qui que ce soit ; omis des vérités ; fait de pieux mensonges ; flatté faussement quelqu’un dont vous attendiez quelque bénéfice…
Mon intention est aussi d’attirer votre attention sur cet axe de polarité, qui va du cynisme vers quelque chose comme l’empathie. De vous donner la capacité de circuler sur cet axe selon les situations.
La plupart du temps, on entend plutôt des encouragements à l’empathie et jamais au cynisme. Cependant, si vous ne savez être qu’empathique, alors ce n’est pas une vertu, ce n’est pas une qualité dont vous pouvez vous attribuer le mérite. C’est quelque chose de figé en vous. D’autant plus que, parfois, l’empathie n’est pas la réponse la plus adaptée à certaines situations. Qu’il vous suffise, pour illustrer le propos, de songer à des situations de guerre, à des situations d’occupation, ou même à des situations d’agression comme nous pouvons en connaître dans notre société actuelle. Non seulement donner la fluidité dans votre capacité à circuler selon cet acte, mais aussi pour vous inviter à mieux vous connaître.
Agir en conscience est agir plus efficacement.
Je suis d’autant plus sincère que je ne crois pas à l’efficacité du cynisme à long terme. Certes, j’en suis convaincu, il est une arme redoutable pour arriver à ses fins. Mais je ne crois pas qu’ils permettent de bâtir des organisations et des sociétés. Tout simplement parce qu’il est l’instrument d’un autoritarisme, que tout autoritarisme est une fixation du pouvoir en même endroit et que toute fixation est une fragilité face aux tempêtes du monde.
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