Bouger n’est pas seulement un acte pour sa propre santé, c’est aussi un moyen de mobiliser différemment nos compétences, y compris celles que nous négligeons généralement en entreprise.
Je me souviens, enfant, d’avoir effectué des petits travaux dans l’entreprise de mon père. J’avais, par exemple, préparé des enveloppes pour faire un mailing à l’ensemble des clients. Quelques deux mille adresses à écrire à la main, de ma plume enfantine mais appliquée, deux mille timbres à coller, deux milles enveloppes à cacheter.
J’ai découvert à cette occasion, d’abord que la lettre B est l’initiale la plus commune dans les noms de famille mais aussi l’ambiance studieuse – nous sommes au début des années 70 – qui régnait dans ce bureau. Très peu de paroles et, surtout, très peu de mouvement. Tout le monde était au travail. Ce n’était cependant pas si différent, sur ce plan de ce qu’on m’a imposé à l’école ainsi qu’à tous les jeunes depuis lors.
Il se pourrait bien que ce soit criminel.
Les professionnels distinguent deux facteurs nuisibles à la santé : l’inactivité physique et la sédentarité. L’inactivité physique consiste, comme son nom l’indique, à ne faire aucune activité physique. Cependant, même si vous faites un jogging trois fois par semaine le soir, ça ne vous empêche pas d’être sédentaire, c’est-à-dire assis à son bureau plusieurs heures par jour. En fait, certains médecins [1] considèrent que la sédentarité tue davantage que le tabac dans le monde et qu’il ne faut pas rester plus de deux heures assis. Dans une conférence à laquelle j’ai assisté récemment, le médecin du sport Yannick Guillodo souligne combien la sédentarité a progressé depuis les années soixante. Il préconise de se lever toutes les demi-heures. Le simple fait de se mettre debout a des effets importants sur notre organisme et dope son activité. Si, en plus, on peut faire quelques pas, c’est autant de gagné.
En réalité la position assise – et d’une façon plus générale, la position immobile – n’est pas bonne pour notre santé et réduit notre espérance de vie. « La sédentarité favorise le développement de facteurs de risque cardiovasculaire comme l’hypertension artérielle, le diabète, le cholestérol trop élevé, l’obésité, avec toutes les complications que cela implique. » [1]
Ceci me semble être le enième avatar du clivage opéré dans notre société entre l’esprit et le corps. Ce dernier étant bien souvent considéré comme l’esclave du premier, au mieux une machine qu’on emmène chez le docteur quand elle se manifeste, ainsi qu’on conduit sa voiture au garagiste en cas de panne.
Même d’un point de vue purement rationnel, nous savons que le mode maître-esclave est peu efficace sur le plan de la collaboration. Demander à notre corps de se taire, c’est s’assurer qu’il va nous fournir le minimum. Or ce minimum nous semble être le maximum en matière de réflexion, de décision, bref sur le plan intellectuel.
J.K. Moreno, psychologue du siècle dernier, a mis au point les « méthodes d’action » [2], qui sont essentiellement des méthodes d’activation d’intelligence collective, en amenant les gens dans l’action et, par conséquent, en les invitant à se lever de leur chaise.
Prenons un exemple simple : j’hésite entre deux choix. Je peux tourner mille fois les options dans ma tête sans trouver de solution. Une alternative – qui certes ne fonctionne pas systématiquement, mais donne des résultats spectaculaires – consiste à positionner les deux choix – par exemple avec deux chaises – dans la pièce puis à se positionner soi-même vers l’un des choix, vers l’autres, voire dans une sorte de combinaison des deux au milieu. Puis, dans chacune des positions, il s’agit d’interroger ses propres ressentis corporels et émotionnels, son imaginaire et, bien entendu, son mental.
L’exercice prouve, s’il en était besoin, que mobiliser notre corps change la donne, change notre rapport au monde et aux problèmes qui nous préoccupent.
Ainsi, couper le lien entre la tête et le corps, c’est non seulement s’exposer à des problèmes de santé mais aussi nous priver de ressources qui sont pourtant en nous, y compris sur le plan intellectuel.
Peut-être que le chemin – ou un premier pas sur le chemin – de reconquête de ce corps serait-il, non plus de parler de « mon corps » comme d’un accessoire dont je serais affublé mais du moi-corporel, au même titre que le moi-mental ou le moi-émotionnel. Ce qu’on appelle se considérer de façon holiste.
[1] https://www.lemonde.fr/sante/article/2014/01/24/la-sedentarite-tue-plus-que-le-tabac_4354073_1651302.html[2] http://www.lqc.fr/2018/05/10/les-methodes-daction-pourquoi-comment/
Laurent Quivogne – http://www.lqc.fr/