Partager une problématique et cultiver l’intelligence collective, voilà à quoi sert le codéveloppement professionnel, une méthode venue du Québec qui s’est développée partout ces vingt dernières années. Claude Champagne, un des deux créateurs de la méthode, publie aujourd’hui un nouvel ouvrage qui fait état des nombreuses expérimentations et succès rencontrés sur le sujet. Interview.
Quel est votre parcours ?
Je viens de l’univers de la psychosociologie dans la lignée originelle des travaux de Kurt Lewin et inspiré par la pensée pragmatique de John Dewey et l’humanisme de Carl Rogers. J’ai une maîtrise en psychologie sociale et psychologie de l’environnement obtenue en 1980 à l’Université de Montréal. Je suis par la suite devenu conseiller en ressources humaines agréé au Québec. J’ai eu une carrière en éducation, en consultation et dans le réseau de la santé et des services sociaux, au sein de plusieurs organisations comme responsable de la formation et du développement organisationnel. Actuellement retraité des établissements publics, je fais de la consultation en codéveloppement : je forme des animateurs, j’accompagne des organisations et j’anime aussi des groupes. Je me considère comme un praticien-chercheur curieux.
Quelles circonstances vous ont amené à élaborer cette méthode il y a presque 30 ans ?
Après avoir terminé mes études, je ressentais le besoin de perfectionner ma pratique et de créer mon réseau avec de jeunes professionnels dans mon domaine. J’ai constitué un groupe de praticiens en intervention organisationnelle qui nous nous sommes réunis régulièrement en appliquant l’approche de la praxéologie animée par le psychologue et chercheur québécois de grande réputation Yves St-Arnaud.
Par la suite j’ai appliqué une approche similaire dans un établissement hospitalier où j’étais responsable de la formation des managers. Le succès de notre premier groupe a fait boule de neige dans l’établissement puis dans le réseau québécois de la santé. Nous avons alors constitué un groupe d’animateurs intéressés à réfléchir et à expérimenter cette méthode et s’est joint à nous Adrien Payette, professeur à l’École nationale d’administration publique qui avait déjà une pratique inspirée de l’apprentissage dans l’action (action learning). À partir de ces expérimentations, nous avons publié en 1997 l’ouvrage qui allait devenir la référence sur le sujet.
Quelles problématiques le codéveloppement permet-il de résoudre ?
En codéveloppement, on travaille à partir des sujets et préoccupations des participants qui sont réunis en groupe de 4 à 8 participants parce qu’ils partagent une pratique professionnelle ou non, mais aussi un projet commun d’apprendre ensemble et de s’entraider. A partir du projet et des sujets de chacun, un exercice de consultation est pratiqué dans un espace de confiance, d’authenticité, de bienveillance et de confidentialité. À tour de rôle chacun prend alternativement la posture de client qui présente son sujet alors que les autres agissent comme consultants, pas particulièrement à partir d’une expertise, mais en prenant une posture d’accompagnateur et d’aidants.
Il y a donc une part de résolution de problèmes qu’ils soient techniques, professionnels, relationnels, identitaires, selon les personnes réunies et le contexte dans lequel le codéveloppement se réalise (en entreprise, en interprofessionnels, de façon autonome ou autrement), mais le codéveloppement vise essentiellement à une pratique plus consciente, efficace, autonome, connectée et responsable.
Aujourd’hui, le codéveloppement professionnel est employé un peu partout, dans le secteur public comme privé, par des chefs d’entreprise comme par des salariés. Quelles sont selon vous les forces de cette méthode ? Qu’est-ce qui fait aujourd’hui son succès ?
Il est en effet de plus en plus utilisé, mais sous plusieurs formes qui sont parfois assez différentes de la proposition originale. Il est utilisé dans des entreprises privées, dans des groupes internationaux, dans des organisations non-gouvernementales, dans le secteur de l’éducation, au sein de groupes de professionnels et de groupes variés, incluant des parents, des groupes de leadership féminin et même des adolescents.
Son succès s’explique d’abord son pragmatisme. Centrée sur l’action et les solutions, l’approche ne verse pas dans la recherche de causes profondes ni sur l’application de modèles théoriques ou philosophiques. Elle permet de traiter de sujets réels, portés par les participants. Elle stimule leur agentivité et augmente leur pouvoir d’agir, laissant aussi de la place à l’imperfection qui les relie.
Centré sur le client, le codéveloppement répond ainsi aux besoins de chacun. La diversité des apports et des points de vue qui est encouragée, sans débat ni recherche de consensus, permet de faire son choix dans le panier des propositions des pairs sans nécessairement avoir à se justifier. Chacun est ainsi acteur de ses solutions dans sa réalité unique.
Aussi, l’apparente simplicité de la méthode du codéveloppement la rend accessible. Attention, ceci n’implique pas que le processus soit simpliste ! Il nécessite à la fois un doigté et une expertise de l’animateur, une mise en place d’un espace réflexif conjoint ainsi qu’un engagement de tous, à la fois dans l’entraide, la réflexivité et l’action. Le processus force à des prises de recul, à des moments d’arrêts et des rencontres avec l’autre qui sont de plus en plus rares dans la mouvance actuelle.
Le codéveloppement permet aussi la création de réseaux et des possibilités de partage sur des bases d’authenticité et de respect, même dans des entreprises et dans des systèmes où on pourrait espérer qu’ils se construisent naturellement.
Par rapport à votre premier livre écrit avec Adrien Payette il y a 25 ans, qu’est-ce que votre nouvel ouvrage vient apporter de plus ou de différent ?
D’abord, l’ouvrage publié chez Eyrolles répond à un besoin de rendre l’information à la source du codéveloppement davantage accessible en Europe francophone. Depuis 25 ans, de nombreuses expérimentations ont démontré l’efficacité de la méthode et ses conditions de succès. Plusieurs témoignages en font foi. Aussi la méthode s’est raffinée et précisée, ce qui est amplement développé dans l’ouvrage qui peut être considéré comme un manuel de l’utilisateur, tout en explicitant davantage les bases sur lesquelles elle est édifiée.
Devant les pratiques nombreuses qui se sont développées à partir du socle que nous avons proposé, il s’avérait nécessaire de promouvoir l’esprit original d’ouverture, de non-dogmatisme et d’encourager les hybridations qui pouvaient s’avérer utiles, par exemple avec des démarches d’analyse de pratique ou diverses approches d’intelligence collective. Cela a permis de reconnaître que plusieurs formes de codéveloppement peuvent exister ; des formes plus brèves peuvent être acceptables (en reconnaissant leurs limites) même si celles qui encouragent une continuité dans le temps et une pratique réflexive avancée donnent d’autres types de résultats. Prendre le temps de ralentir, prendre du recul et s’investir dans la démarche s’avère toujours profitable. Et, même si la contribution de l’animateur est cruciale comme expert du processus, tout ne repose pas sur les gestes qu’il pose.
Si le groupe de codéveloppement était déjà pertinent il y a 25 ans dans l’accompagnement de pratiques professionnelles, il est peut-être davantage maintenant avec un élargissement de son utilisation. La prise de temps d’arrêt avec des pairs dans un contexte de plus en plus changeant, incertain, complexe et ambigu sollicite assurément des propositions et dispositifs qui créent du sens et du lien, favorisent la réflexivité et d’entraide, permettent de progresser vers une pratique en toute conscience, efficacité et autonomie, mais aussi dans une action engagée, coopérative et solidaire. Le groupe de codéveloppent apporte bien sa contribution à tout cela. Et non seulement sur une base locale, personne par personne, groupe par groupe, mais aussi par les liens qui se construisent entre tous ces praticiens-chercheurs engagés dans une recherche d’amélioration personnelle et sociale.