Pierre Clastres publiait en 1974 son ouvrage majeur : La société contre l’État. Son propos était d’abord de montrer combien les anthropologues avaient fait preuve d’ethnocentrisme en considérant qu’il manquait quelque chose aux société primitives sans État et combien, par conséquent, la présence d’un État dans une société n’était pas une évidence. Cependant, il attirait aussi l’attention du lecteur sur les différentes facettes de la fonction de chef, entre le chef de paix et le chef de guerre. Il se pourrait bien que ce soit inspirant pour les managers aujourd’hui.
Nous parlons ici essentiellement des sociétés primitives d’Amérique du Sud que Pierre Clastres a étudiées sur le terrain, mais aussi des indiens d’Amérique du Nord. Dans nombre de celles-ci, la fonction du chef est radicalement différente selon que la tribu est en guerre ou non, jusqu’à être incarnée par des personnes différentes chez certaines ethnies. Le chef de guerre a tout pouvoir sur ses guerriers. Mais il perd toute prérogative quand la paix revient. Le chef en temps de paix, au contraire, n’a aucun pouvoir sur les membres de la tribu. Il est soumis à une démocratie qui peut le démettre à tout moment. Son autorité est d’abord de prestige et sa fonction passe essentiellement par la parole. La parole pour régler pacifiquement les conflits, la parole d’orateur pour raconter des histoires et enchanter la tribu. Parfois, il doit se distinguer par sa générosité en faisant des présents aux membres de la tribu en récompense du prestige dont il jouit. L’auteur raconte combien la communauté semble indifférente au chef racontant le soir une histoire, indifférence de façade puisque, s’il ne s’acquitte pas avec talent de sa tâche, alors il peut être démis rapidement. Être chef est donc une véritable charge et c’est littéralement, dans ces sociétés qui travaillent uniquement pour leurs besoins primaires, soit quelques heures par jour, celui qui a le quotidien le plus laborieux.
Bien que Pierre Clastres oppose ces sociétés aux nôtres, sur le plan de l’absence d’état dans les premières, on retrouve quelque chose de cet état de fait dans l’éventuelle promulgation de lois martiales ou, dans une moindre de mesure, dans l’état d’urgence. Pareillement une modification du fonctionnement et une extension de l’autorité de ceux qui sont à la tête de la communauté, dictées par les circonstances. Accessoirement, on attend des gouvernants qu’ils soient sur le pont 24 heures par jours, sept jours sur sept et on leur pardonne assez mal toute apparence de paresse : le pouvoir se paye toujours de sa personne.
Je suis aussi frappé du parallèle entre ce fonctionnement et celui sur les bateaux de plaisance où le skipper est, par temps calme, au service du propriétaire et de ses invités jusqu’à parfois être invisible tandis qu’il devient le véritable patron, intimant des ordres à tous, en cas de gros temps.
Gageons qu’il en est de même en entreprise ou dans n’importe quelle organisation où le « chef » a d’autant plus d’autorité que les circonstances sont difficiles ; voire que les équipes attendent de lui qu’il soit directif à mesure que l’organisation traverse une zone de turbulence.
C’est ainsi qu’un dirigeant ou manager doit, plus ou moins consciemment, avoir une idée de la situation dans laquelle il se trouve et de son éventuelle gravité ou urgence. Le curseur est évidemment délicat à positionner ; il n’empêche qu’une équipe supportera difficilement un patron autoritaire quand tout est tranquille, tandis qu’elle ne pardonnera pas à son dirigeant de se montrer coulant quand les circonstances sont tendues.
Ce qui, au fond, n’est qu’un aspect de plus du fait que nul management ne saurait obéir à des règles figées mais que, constamment, la posture du manager doit s’ajuster à la situation du moment.
Laurent Quivogne – http://www.lqc.fr/