La bienveillance est devenue le maître mot du management, mais que recoupe exactement cette notion ? Le management bienveillant est-il un oxymore « bisounours » ou la recherche pragmatique d’une gouvernance harmonieuse ? Radiographie du concept appliqué à l’entreprise.
L’affaire est entendue depuis quelques années déjà : finis les managers brutaux. Terminées les décisions unilatérales imposées par le haut, du type « je décide, vous exécutez ». Place au management bienveillant !
Le management bienveillant d’accord, mais pourquoi ?
Ce n’est pas un hasard si le concept apparaît dans les années 2010 : les millénials débarquent alors sur le marché du travail et les entreprises sont parfois à la peine pour les recruter. Cette génération, née entre le milieu des années 80 et la fin des années 90, est la première génération internet. Biberonnés dès le plus jeune âge aux réseaux sociaux, aux forums et aux tchats, les millenials sont habitués à une forme de communication horizontale. La hiérarchie verticale et la gestion « top — Down » des affaires d’une entreprise leur fait souvent profondément horreur quand elle ne les fait pas fuir. Autrement dit : le management boomer, « c’est pas cool ».
Au même moment, un autre élément va favoriser l’émergence d’une réforme nécessaire de la manière de diriger : le monde de l’entreprise connaît sa première vague de procès pour harcèlement moral. Dénigrements et brimades, humiliations publiques, critiques violentes et personnelles, mesures vexatoires… ces comportements, qui sans être forcément la règle, ne faisaient pas non plus exceptions, paraissent désormais insupportables et ne peuvent plus être tolérés au sein d’une société.
Le concept de « management bienveillant » s’affirme alors comme la volonté de diriger les collaborateurs d’une entreprise de « manière douce », sans heurter ni brusquer. Pur argument rhétorique pour recruter plus facilement ? Ou réalité concrète reflétant un véritable changement d’esprit dans le monde de l’entreprise ? Difficile de faire la part des choses si l’on veut échapper à la fois au cynisme et à la crédulité. Les esprits les plus sceptiques trouveront une certaine ironie à voir ce terme de « bienveillance » appliqué au monde du travail lorsque celui-ci devient de plus en plus dur comme en attestent l’augmentation du stress, l’explosion des burn-out et la précarisation de l’emploi. Mais justement, n’est-ce pas là confondre le mal et son remède ?
Le fondement du sentiment moral
Avant d’être une vertu cardinale de management, la notion de bienveillance relevait plutôt de la réflexion philosophique et plus particulièrement de l’éthique. Le philosophe Francis Hutcheson (1694-1746), considéré comme le père des Lumières écossaises, voyait dans la bienveillance le fondement du sentiment moral et le principe de toute action vertueuse des hommes entre eux. Il la définit ainsi : « Une affection qui vous porte à désirer le bonheur de notre prochain ». Mais la notion de bienveillance trouve son point d’apogée avec la philosophie de Kant (1724-1804). « La maxime de la bienveillance (l’amour pratique de l’homme) est un devoir de tout homme envers les autres d’après la loi éthique de la perfection : “Aime ton prochain comme toi-même”, écrit ce dernier dans La doctrine de la vertu. La bienveillance est notamment un des éléments fondamentaux de l’amitié : Elle se substitue à l’intérêt et est le gage de toute relation amicale sincère.
Alors, tous “friendly” au sein de l’entreprise baignée de bienveillance ? Le manager serait-il devenu “cet ami qui vous veut du bien” ? Par-delà les discours, la réalité est parfois plus rugueuse. Et pour cause : “Le management bienveillant, il faut déjà pouvoir le faire. Ce n’est pas toujours possible. Il faut avoir une forme de sérénité, de profondeur d’âme, ne pas avoir de revanche à prendre sur la vie, explique avec franchise Grégoire Cabri-Wiltzer, Présiendent de Nim Europe, cabinet spécialisé dans le management de transition. La ‘bonté’ en entreprise présuppose aussi qu’on ait une forme de liberté et pas trop de contingences matérielles. C’est beaucoup plus facile d’être bienveillant quand tout va bien. Ça en est même le symptôme”.
Les règles du management bienveillant
De fait, le concept se traduit en principes de management et en règles de conduite dont les contours restent parfois un peu nébuleux. Quels sont ces commandements de la nouvelle doxa managériale ? Comment doit se comporter le manager bienveillant ? Les spécialistes s’accordent sur un point : il doit tout d’abord être disponible et à l’écoute. C’est la base. Mais il doit aussi, au gré des recommandations, être disponible et souple, fixer des objectifs atteignables pour ne pas mettre ses collaborateurs en échec, injecter du sens dans le travail et donner de la reconnaissance, sans oublier d’accorder avec mansuétude le droit à l’erreur. Bref, devenir Jésus, Socrate et Bouddha à la fois.
Utopique ? Impossible ? Irréaliste ? Apparemment pas. Chez Dataiku, par exemple, le management bienveillant est une des valeurs cardinales. : “Cela passe avant tout par la confiance et l’attention que nous accordons à nos collaborateurs dès leur premier jour parmi nous. Au quotidien, nous leur laissons l’opportunité de s’organiser comme ils le souhaitent et invitons chacun à proposer de nouvelles choses, à prendre des décisions” explique Anne-Sophie Chambon, DRH de Dataiku. L’entreprise, spécialisée dans la science de la donnée, compte 600 employés dans le monde dont 250 en France. Elle promeut un management reposant sur l’humilité et l’exemplarité, porte une grande attention à l’équilibre vie personnelle — vie professionnelle de ses collaborateurs, et s’attache à ce que chacun qualifie ses besoins et se sente libre de pouvoir exprimer ses priorités et organiser son travail en conséquence. “Nous veillons également à leur permettre de développer leurs compétences de manière continue. Certaines entreprises considèrent que c’est un risque, nous pensons que c’est une opportunité” poursuit la DRH.
Si le management bienveillant s’incarne sous de nombreuses formes, une logique globale peut émerger. “Concrètement, par exemple, je suis en train de changer de parkings pour satisfaire l’attente de collaborateurs qui ont une voiture électrique. Pourquoi ? Parce qu’être bienveillant c’est tout simplement répondre aux sujets de préoccupation de vos collaborateurs. C’est porter attention à leurs problèmes, les prendre en compte et si possible les résoudre” explique Grégoire Cabri-Wiltzer.
La bienveillance, ça paye toujours !
Philosophie bisounours ? Pas tout à fait. Car si la bienveillance en entreprise a un avenir, c’est qu’elle n’est pas tout à fait aussi désintéressée qu’en philosophie. Elle profite aussi à l’entreprise : “Je suis convaincue qu’un management qui marche, c’est-à-dire qui permet et développe la productivité des équipes, ne peut qu’être fondé sur un principe de bienveillance. Nous gardons tous le souvenir d’un ou d’une manager qui nous a permis de nous développer, tout en dépassant les objectifs qui nous avaient été fixés, parce que cette personne savait nous écouter et nous guider” constate Anne-Sophie Chambon.Ou quand le bien de l’entreprise rejoint celui des salariés dans une forme de pragmatisme “gagnant-gagnant”.
Attirer les jeunes, fidéliser ses recrutements, repousser les conflits, assurer le bien-être de ses collaborateurs et libérer les talents des tracas qui les empêcheraient de s’exprimer pleinement… la bienveillance est bien une disposition rentable et fructueuse ! Mais qui irait sincèrement en blâmer les entreprises ? D’autant plus qu’un jour peut-être, elles seules nous en rappelleront la vertu quand celle-ci aura disparu partout ailleurs.
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