Si nous définissons le crétin comme un être psychorigide obsédé par l’idée d’imposer son point de vue aux autres, alors nous comprenons comment celui-ci a pu s’imposer dans bon nombre d’organisations. Explication.
Nous avons déjà évoqué l’expérience de Solomon Asch qui met en évidence le poids que le groupe fait peser sur l’individu, obligeant ce dernier à se conformer à l’opinion générale. Avec l’expérience de Muzafer Sherif (1906 – 1988), nous découvrons un nouveau rouage dans ce puissant mécanisme du conformisme.
Dans cette expérience, des personnes sont installées dans une pièce sombre. Une petite tache de lumière se trouve devant eux. Cette tache semble bouger (en réalité, elle est immobile, mais par effet autocinétique, elle donne l’illusion de bouger). Sherif demande à chaque personne d’évaluer individuellement la distance parcourue par la tache lumineuse. Les réponses varient sensiblement d’un individu à l’autre.
C’est alors que Sherif décide de rassembler les personnes en petits groupes. Chaque groupe doit tomber d’accord sur une évaluation, puis donner son estimation en public. Les avis individuels demeurent très différents, mais convergent rapidement vers une norme de groupe. Les normes ainsi obtenues varient d’un groupe à l’autre. Cette hétérogénéité semble se fixer dans le temps ; au fil du temps, ces normes de groupes se renforcent et les individus qui composent ces groupes s’y attachent. Comme le suggère Cass Sunstein et Richard H. Thaler, « il y a là un indice important permettant de comprendre comment certains groupes, villes, voire pays, apparemment similaires, peuvent converger sur des convictions et des actions très différentes simplement en raison de variations modestes et même arbitraires au départ »[1].
Mais le plus intéressant est à venir. Dans une autre version de l’expérience, Sherif introduit un complice dans chaque groupe. Son rôle ? Jouer un personnage qui exprime son avis avec clarté et constance. Sûrs d’eux-mêmes, ces complices influencent fortement l’avis des autres participants. Quand un complice réalise une évaluation sensiblement plus élevée que celle du groupe, ce dernier se rallier rapidement à cette évaluation. Idem en cas de forte sous-évaluation. « L’enseignement que l’on peut en tirer est clair : des individus exprimant des opinions claires et les maintenant sans les modifier peuvent faire évoluer l’opinion et la pratique de groupes dans la direction qu’ils souhaitent. » Ce n’est pas le dernier qui a parlé qui a raison, mais celui qui parle avec le plus d’assurance, sans remettre en cause ses convictions. Peut-être tenons-nous là un des secrets du leadership ?
Conformisme et tradition
On objectera qu’un avis forgé dans de telles conditions, sous la pression d’un leader, ne tient pas dans le temps. Dès que la pression se relâche, quand le leader quitte le groupe ou quand ce dernier se dissout, l’individu retrouve ses esprits, modifie son point de vue, rejoint son avis initial ou la norme du groupe. Que nenni ! Cet attachement à l’avis du leader ne s’avère ni passager ni superficiel. Un an plus tard, quand on les interroge, ces individus conservent leur adhésion à l’avis du leader. Et quand on les disperse dans d’autres groupes, ils défendent cet avis contre celui des nouveaux participants. Pire : cette adhésion se transmet d’une génération à l’autre.
« Dans une série d’expériences, des chercheurs utilisant la méthode de base de Sherif ont montré qu’une “tradition” arbitraire, coutume créée de toutes pièces portant sur l’évaluation de la distance, peut se renforcer au fil du temps, de sorte que de nombreuses personnes y adhèrent malgré son caractère arbitraire », concluent Suntein et Thaler. Voilà qui peut expliquer comment apparaissent les phénomènes de conservatisme. Des traditions se perpétuent alors même que celui qui en est à l’origine n’est plus là depuis longtemps.
[1] Sunstein, Cass. R.; Thaler, Richard H.. Nudge, Editions Magnard / Vuibert, 2012.
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