Dans notre dernier article, nous évoquions la loi des petits nombres, ou comment nous sommes tous intuitivement assez nuls en statistique. Allons aujourd’hui un peu plus loin.
Nous évoquions en conclusion du précédent article, un biais répandu que le philosophe David Hume avait déjà repéré : le fameux problème de l’induction. Ce n’est pas parce que des événements se répètent qu’ils se répéteront toujours ; inversement, ce n’est pas parce que des événements ne sont pas survenus depuis très longtemps qu’ils n’arriveront plus. Le surgissement de l’épidémie de Covid et l’irruption de la guerre en Europe en sont les dramatiques démonstrations.
Daniel Kahneman explique parfaitement ce phénomène. « Ce qui nous perturbe, dans les régularités statistiques, c’est qu’elles réclament une approche différente. Au lieu de se concentrer sur la façon dont l’événement a eu lieu, les statistiques le comparent à ce qui aurait pu se produire d’autre. Rien de particulier n’est à l’origine de ce qu’il est — c’est le hasard qui l’a sélectionné parmi d’autres faits. »[1]
J’ai été récemment « biaisé » sur ce point. Mais rapidement, la lecture de Daniel Kahneman m’a remis les idées en place. En mars/avril dans les écoles maternelles, les directions préparent déjà la rentrée scolaire. Les inscriptions ont lieu à cette époque. Les directions d’école maternelle savent maintenant grosso modo combien d’élèves entreront en petite section dans leur établissement en septembre prochain. Une amie professeure des écoles m’alertait la semaine dernière sur un fait troublant dans son établissement. A la rentrée de l’année scolaire 2022 — 2023, cette école accueillera 64 filles et seulement 8 garçons. Un tel écart par rapport à la moyenne suscite mon étonnement.
Comment expliquer ce déséquilibre flagrant ? Quelles sont les causes qui ont produit cette situation a priori anormale ? Que s’est-il passé d’étrange aux alentours de 2019 (année de naissance des enfants) et dans ce quartier en particulier ? La réponse est aussi simple que décevante : il n’y a pas d’explications, il ne s’est rien passé. Notre cerveau a simplement créé du sens à partir des facéties du hasard. Nous percevons une logique — ou cherchons à en trouver une — là où il n’y en a pas.
Les facéties du hasard
Daniel Kahneman prend l’exemple d’une maternité. Six enfants naissent les uns après les autres, selon cette répartition (G : Garçon / F. : Fille) :
- GGGFFF
- FFFFFF
- GFGGFG
À votre avis, ces suites présentent-elles la même probabilité de se réaliser ? Intuitivement, vous pensez que non. La seconde – six filles naissent à la suite — semble beaucoup plus improbable que les autres. Votre intuition est fausse. Chaque séquence à la même probabilité de se réaliser, comme n’importe quelle autre d’ailleurs, mais nous voulons croire en un monde cohérent, ou les régularités — comme une séquence de six filles — ne surviennent pas par hasard. Autre exemple : au casino, vous avez autant de chances de tomber six fois de suite sur la couleur rouge que sur toute autre combinaison.
Nous sommes des « quêteurs de logique » et cela peut nous jouer des tours… Concernant le business, Daniel Kahneman évoque quelques implications : « Combien d’années faut-il attendre avant de conclure qu’un conseiller en investissements est exceptionnellement doué ? Combien faut-il d’acquisitions réussies pour qu’un conseil d’administration croit que le PDG est doué d’un flair extraordinaire pour les opérations de ce genre ? La réponse à ces questions est que si vous suivez votre intuition, vous vous trompez bien souvent en considérant par erreur comme systématique un événement aléatoire. »[2] Derrière ce que nous interprétons comme du talent ou du flair, il n’y a parfois pas grand chose de plus que de la chance, c’est-à-dire un heureux hasard.
Alors qu’aujourd’hui, la polémique fait rage autour de la rémunération exorbitante d’un patron d’un grand groupe automobile, rémunération exorbitante qui viendrait récompenser un talent « hors norme » (comme l’était celui de Carlos Ghosn), il est toujours bon de le rappeler.
[1] Daniel Kahneman, Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2011, p..142.
[2] Ibid., p.155.
Crédit Photo : Naim Benjelloun – Pexels