Depuis une vingtaine d’années, de plus en plus de structures ont été créées pour organiser des projets associant entreprises et artistes. On retrouve des agences comme Viarte, Mona Lisa ou Musa Decima, des associations nommées Tillt, Conexiones Improbables ou Mode d’Emploi, ou encore des collectifs à l’instar d’Art Thinking. Les liens entre art et entreprises semblent avoir été renforcés par l’influence de trois facteurs principaux. D’une part, les lois favorables au mécénat d’entreprise qui ont été votées dans presque tous les pays occidentaux. En France, il s’agit de la loi Aillagon de 2003. D’autre part, un discours managérial très favorable aux capacités de créativité a émergé. Enfin, la nécessité pour les artistes de trouver de nouveaux débouchés à leur activité leur a fait apparaître l’entreprise comme un lieu potentiel d’activité.
Ces projets entre art et entreprise reposaient à l’origine sur du mécénat classique, des partenariats déjà abondamment étudiés en marketing. Certaines entreprises ont cependant cherché à aller plus loin que le simple achat d’œuvres. Des projets plus ambitieux de résidences d’artiste en entreprise ont vu le jour, par exemple à la fondation Hermès, ce qui a été favorisé par le ministère de la Culture. Plus encore, certains groupes ont voulu accentuer au sein de ces résidences le contact entre l’artiste et l’entreprise, au motif que ce contact serait bénéfique aux employés et aux managers. Dans ces projets, entreprise et artistes se regroupent autour d’un objectif commun, le plus souvent la cocréation d’une œuvre.
Le rôle de l’artiste peut y être passif, en se bornant à réaliser l’œuvre avec des employés, en discutant avec eux de façon plus ou moins informelle. Il peut être aussi actif : l’artiste partage son travail, sa méthode et sa vision du projet de façon formelle devant ses interlocuteurs au cours de conférences ou de séminaires. Dans un travail de thèse et dans des travaux qui en ont découlé, nous avons étudié plusieurs de ces projets ainsi qu’un séminaire d’apprentissage pour managers et étudiants conçu par le collectif Art Thinking, qui apprend à « créer de l’improbable avec certitude ».
Mieux que l’inspiration : le partage d’une méthode
En quoi l’enseignement de la méthode artistique peut-il être utile au management ? Tout commence par un changement de vision sur l’artiste : loin de rencontrer une personne à l’inspiration géniale tombée du ciel, les managers découvrent tout le travail propre à l’activité artistique. La pratique de l’art nécessite des compétences rationnelles et une méthode de travail, comme l’ont si bien décrit Pierre-Michel Menger, professeur au Collège de France, et la sociologie de l’art. Puisque l’artiste ne suit pas une pseudo-inspiration, mais recourt à une réelle méthode de travail, il est possible de s’en inspirer dans un contexte d’entreprise.
En quoi consiste cette méthode ? Une caractéristique du travail artistique est de se fonder sur une répétition d’essais, de tentatives dans des directions plus ou moins connues ou anticipées, consolidées par des échanges avec divers acteurs gravitant autour de la création. C’est une sorte de bidouillage systématique, fait de suggestions, de détournements, d’explorations diverses, souvent inutiles ou décevants de prime abord, mais qui permettent, à force d’approfondissement et de corrections, de faire émerger des idées ou solutions nouvelles.
Dès lors, les entreprises peuvent en profiter de deux manières. D’abord, en laissant les artistes procéder de cette façon en leur sein. Cela pourrait s’apparenter à une sorte d’externalisation auprès de l’artiste des fonctions d’exploration ou de recherche de l’entreprise. Ensuite, et c’est ce le point que nous avons approfondi, l’entreprise peut demander à l’artiste de partager cette compétence et cette méthode avec ses managers ou ses employés. Ces derniers apprennent dès lors à faire advenir des solutions imprévues qui peuvent s’avérer utiles dans un environnement économique de plus en plus incertain. En bref : à renforcer leur créativité.
« Créer, même un truc tout pourri » : dépasser l’autocensure
Cet apprentissage se fonde sur une condition d’importance : la nécessité pour les managers de dépasser leur autocensure. L’activité incertaine de l’artiste fondée sur des essais répétés potentiellement voués à l’échec est en soi difficile à transposer en entreprise, où la tolérance à l’inconnu reste très relative. L’apprentissage consiste dès lors à admettre les réponses maladroites, les essais en apparence inutiles, voire idiots, ou les idées non abouties.
Cela permet, au passage, de raffermir la confiance en soi des participants, qui se sentent plus légitimes à intervenir dès lors qu’ils bénéficient de cette liberté de parole au départ intimidante. Ainsi que l’ont montré d’autres chercheurs, leur engagement au travail s’accroît, car les managers peuvent quitter la routine des solutions habituelles pour emprunter de nouveaux chemins de traverse qui apportent plus de sens au travail. L’un d’entre eux explique :
« L’exercice nous met dans un état d’esprit où il faut y aller ! Il faut créer, même un truc tout pourri. »
Un autre poursuit :
« À la fin, vous vous dites : “oui, mais je l’ai fait, j’ai créé de l’improbable avec certitude !” Ça apporte une satisfaction. Concrètement, dans notre travail au quotidien, je trouve que déjà ça nous permet de nous dire que rien n’est impossible. »
La principale faiblesse de ce type de formations provient néanmoins de l’impossibilité d’en prédire les résultats. La méthode artistique étant fondée sur l’incertitude, il devient difficile de proposer des bénéfices mesurables aux entreprises désireuses d’explorer cette voie. Les projets artistes-entreprise dépendent donc presque toujours des dirigeants des entreprises, selon leur appétence plus ou moins grande pour l’art, et pour l’incertitude. Cependant, ce n’est pas parce qu’ils sont imprévisibles qu’il n’existe pas de résultats convaincants à l’apprentissage par l’art, bien au contraire. On n’expliquerait pas, sinon, le développement notable de ce genre de projets et des structures qui les organisent et les accompagnent.
Thomas Blonski pour The Conversation
Crédit photo : Sheldon Liu – Unsplash