Contrairement à ce qui est souvent mis en avant dans les discours dominants, les jeunes n’ont pas démissionné de tout investissement dans la chose publique. Des enquêtes récentes ont montré qu’ils sont même plus engagés que les moins jeunes, relativisant certaines idées reçues, les décrivant comme massivement repliés sur un individualisme frileux et enfermés dans une apathie civique. En tout cas dans la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. Alors que 72 % des 18-24 se considèrent engagés (9 points de plus que la moyenne), dont 17 % « très engagés », 55 % seulement des personnes âgées de 65 ans et plus se disent engagées, soit 8 points de moins que la moyenne (63 %), selon les données d’une enquête de 2021.
Dans l’enquête Jeunes en France, commanditée par The Conversation et réalisée dans la première quinzaine d’octobre 2023 par l’institut George(s), ce sont six jeunes sur dix parmi les 18-24 ans qui se disent engagés, et parmi eux, 12 % très engagés. Seul un tiers des jeunes (35 %) se départit de toute idée d’engagement.
Si l’engagement de la jeunesse en France est palpable, reste à comprendre ce que recouvre cette disposition à l’engagement.
Leurs déclinaisons de l’engagement
Alors même que la participation au vote s’affaiblit dans les nouvelles générations, plus perplexes face au choix électoral qui leur est offert, l’attachement au principe de l’élection continue de s’imposer dans leur conception d’une citoyenneté engagée. Ainsi observe-t-on un écart entre la norme du vote, qui reste forte, et la pratique, qui s’amenuise.
Certes, c’est dans cet écart que peut s’engouffrer une certaine fragilisation de la démocratie, en tout cas dans sa dimension d’organisation de la représentation politique. Mais la reconnaissance de la matrice du modèle d’engagement démocratique que représente le vote résiste. Dans l’enquête « Jeune(s) en France », lorsqu’ils sont invités à sélectionner et à hiérarchiser les preuves d’engagement qui sont pour eux les plus significatives (réponse tout à fait), c’est le vote qui apparaît en premier dans les réponses des jeunes, à égalité avec le fait d’être aidant et de s’occuper d’une personne dépendante ou malade (39 % respectivement de leurs réponses). S’impose ensuite le fait de donner de son temps aux autres en général (34 %).
L’importance accordée à ces preuves d’engagement est emblématique de la façon dont les jeunes générations articulent aujourd’hui l’engagement pour le collectif et l’engagement au niveau individuel. Ils considèrent l’engagement sur les deux scènes, citoyenne et personnelle, politique et intime. Ainsi être membre d’un mouvement ou d’une association est une activité considérée comme tout à fait une preuve d’engagement par 31 % des jeunes, mais aussi le fait d’emménager avec quelqu’un (32 %). Et c’est du reste dans ces deux registres aussi que s’expriment et prennent forme leurs engagements concrets, nous le verrons.
L’individuation des engagements a nettement progressé, ce qui ne veut pas dire que toute dynamique collective a disparu. Il n’y a plus un seul collectif référentiel, ni non plus plusieurs grands collectifs faisant système, mais de multiples collectifs, plus fragmentés, plus dispersés, qui définissent autant d’ancrages identitaires et autant de vecteurs d’engagements circonstanciés et contextualisés. Les allégeances politiques et syndicales traditionnelles sont minimisées : être membre d’un parti politique n’est considéré comme tout à fait une preuve d’engagement que par 22 % des jeunes et être membre d’un syndicat que par 20 %.
L’on remarquera enfin, que la protestation politique — participer à une manifestation, participer à une grève, ou encore participer à un blocage d’une université ou d’une entreprise (respectivement 23 %, 22 % et 17 %), ne sont pas particulièrement une preuve d’engagement à leurs yeux. En revanche, le fait de choisir en priorité des produits respectueux de l’environnement, les dons d’argent ou encore le boycott d’entreprises apparaissent plus haut dans la hiérarchie (respectivement 31 %, 29 % et 27 %).
Ce passage en revue des registres d’engagement rend compte de la réalité de la place de la politique dans leurs conceptions de l’engagement, mais cette place coexiste avec d’autres dimensions relevant du domaine de la vie personnelle et privée (avoir un enfant, signer un CDI, respectivement 26 % et 31 % des réponses).
Leurs pratiques d’engagement
S’il existe en matière d’engagement un écart entre la norme et la pratique, il existe aussi un décalage entre l’intention et le passage à l’acte. Les jeunes mettent en œuvre des engagements concrets qui ne correspondent pas nécessairement à la hiérarchie avec laquelle ils déclinent les dimensions de l’engagement à leurs yeux les plus significatives. Néanmoins, à ce jeu, on observe davantage de correspondances que de dissonances.
En termes de passage à l’acte, et parmi les engagements mentionnés, c’est le fait de s’informer qui est la pratique la plus citée : plus des deux tiers des jeunes (68 %) reconnaissent s’informer régulièrement (je l’ai déjà fait plusieurs fois). Vient ensuite la capacité de donner de son temps aux autres en général mentionnée par plus de la moitié d’entre eux (52 %) qui reconnaissent l’avoir fait plusieurs fois. En troisième position, on retrouve le vote : 48 % ont déjà voté à plusieurs reprises. On constate la coexistence de la scène personnelle et collective, l’attention portée à l’engagement citoyen et à l’altruisme moral qui les rend disponibles aux autres.
L’espace de la vie privée et des interactions personnelles offrent aux jeunes un débouché à des pratiques d’engagement que l’on pourrait qualifier de proximité. Leur confrontation à la gestion de la pandémie de Covid-19 ces deux dernières années a été l’occasion d’éprouver à la fois leurs capacités de résilience personnelle et collective, faisant preuve d’initiatives en plus grand nombre que les plus âgés pour apporter de l’aide à leur entourage.
Des solidarités étudiantes notamment ont pu s’exprimer. Des groupes de discussion sur les réseaux sociaux ont été créés par les jeunes (29 % des 18-24 ans et 26 % des 25-34 ans contre 14 % de l’ensemble des Français). Cela représente un nombre assez considérable de personnes impliquées et s’efforçant à leur manière de contribuer à réduire les conséquences négatives de la pandémie dans la vie quotidienne des Français. De façon nettement plus marginale, mais significative de ces engagements de proximité, 8 % des Français ont fait à cette occasion du soutien scolaire en direction des jeunes en difficulté, et les jeunes ont été plus nombreux à s’engager dans ce type d’activité (18 % des 18-24 ans et 14 % des 25-34 ans), et 7 % ont organisé des groupes de soutien et d’échange pour des personnes seules ou en difficultés psychologiques.
La mise en œuvre concrète de l’engagement fait aussi apparaître un certain nombre d’actions protestataires qui, si elles ne sont pas apparues comme les plus emblématiques de l’engagement pour eux au plan normatif, occupent néanmoins une place significative dans leur expérience politique : 31 % disent avoir signé à plusieurs reprises une pétition, 23 % ont boycotté plusieurs fois des produits ou des entreprises, 18 % ont participé à une manifestation plusieurs fois aussi, et 14 % à une grève, 11 % à un blocage d’entreprise ou d’université.
Cette relative familiarité avec la culture politique protestataire est une caractéristique de la politisation des jeunes générations dans la plupart des démocraties européennes, dont la France. Mais l’enquête fait apparaître aussi un nombre non négligeable de jeunes mentionnant être ou avoir été membre d’un parti politique (19 %) ou d’un syndicat (16 %). Ces proportions sont importantes, même si l’on retiendra que de toutes les formes d’engagement, ce sont celles qui font le plus l’objet d’un repoussoir : respectivement 59 % et 60 % des jeunes n’envisagent en aucun cas de le faire. En revanche, le secteur associatif apparaît nettement plus attractif : 44 % des jeunes ont pu adhérer à ce type d’organisation, 27 % ne l’ont jamais fait, mais pourrait le faire, seuls 30 % n’envisagent pas de le faire. Dans ce registre bénévole et militant, la disponibilité des jeunes est réelle.
La participation numérique est consistante : 39 % des jeunes reconnaissent partager à plusieurs reprises des contenus sur les réseaux sociaux qui sont des vecteurs d’information, de communication et potentiellement de mobilisation. Les jeunes utilisent les ressources du numérique : ils sont 40 % à partager leurs opinions sur les réseaux sociaux (contre 27 % des Français en moyenne), et 43 % à relayer des posts d’influenceurs sur les causes qui leur tiennent à cœur (contre 25 % en moyenne).
Enfin, la question environnementale est un vecteur de plus en plus actif pour mobiliser les jeunes : 40 % déclarent avoir à plusieurs reprises choisi en priorité des produits respectueux de l’environnement et de la société.
Un engagement pour des causes
Certains enjeux forts tels que l’écologie et les inégalités occupent une place prépondérante dans le répertoire de leurs préoccupations et peuvent susciter un passage à l’acte d’engagement. Le répertoire d’actions s’est élargi, notamment en raison d’une diversification des causes à défendre.
Parmi les causes qui mobilisent le plus les jeunes interrogés dans le cadre de l’enquête « Jeune(s) en France », le gaspillage alimentaire arrive en premier, suivi par la défense de l’environnement. Plus de quatre jeunes sur dix reconnaissent s’être déjà engagés pour l’une d’entre elles (respectivement 45 % et 43 %), et une proportion quasi équivalente déclare qu’ils pourraient envisager de s’engager pour les défendre (respectivement 39 % et 41 %). L’attention portée aux questions des discriminations et des violences s’impose également. La lutte contre les violences faites aux femmes mobilise plus de quatre jeunes sur dix, et les jeunes femmes en plus grand nombre (46 % contre 30 % des jeunes hommes), ou encore le combat contre le racisme et les discriminations (42 % déjà engagés, et 39 % qui pourraient s’engager). Le bien-être animal est aussi un point d’attention : 42 % des jeunes se sont déjà engagés pour cette cause.
On notera pour finir que si le patriotisme n’est pas une valeur d’engagement qui domine, il témoigne néanmoins d’un certain regain visible dans plusieurs enquêtes récentes, une évolution que l’enquête « Jeune(s) en France » enregistre aussi. Un jeune sur cinq (20 %) reconnaît que c’est une cause pour laquelle il s’est déjà engagé et 40 % déclarent envisager de le faire. Dans les répertoires d’engagement, les traces de l’antimilitarisme se sont au fil du temps effacées. Aujourd’hui, ce sont près des deux tiers des jeunes Français (65 %) qui affirment que si besoin est ils seraient prêts à s’engager pour défendre leur pays en cas de conflit, et un sur deux (51 %) se dit prêt à risquer sa vie pour cela.
On voit ainsi cohabiter dans la jeunesse française une diversité d’engagements effectifs ou potentiels, allant du plus proche au plus lointain, de l’humanitaire au militaire, en passant par les engagements relevant de l’altruisme moral et de la solidarité au fondement de nos démocraties et du vivre ensemble.
L’importance de la socialisation familiale
Les résultats de l’enquête « Jeune(s) en France » confirment l’importance du modèle parental dans la formation des engagements présents et à venir de leur progéniture et la place de la « politisation intime » qui opère dans le cadre du microcosme familial, notamment au travers des discussions. Si l’on ne parle pas que de politique dans la famille, loin de là, c’est néanmoins dans le cadre familial que l’on en parle le plus.
Les processus de socialisation politique au sein du groupe primaire que constitue la famille jouent toujours un rôle déterminant dans la fabrique des citoyens. Plus de la moitié (56 %) des jeunes interrogés dans l’enquête citent en tout premier leurs parents pour évoquer les personnes dont l’exemple a pu leur donner envie de s’engager et 52 % d’autres membres de leur famille.
Cela n’exclut pas le rôle et l’importance des agents de la socialisation secondaire, à savoir les pairs ou encore d’autres interlocuteurs notamment dans le cadre scolaire. Ainsi les jeunes sont-ils nombreux à évoquer les gens de leur génération (52 %) ou des gens plus âgés (49 %) qu’ils ont rencontrés, mais aussi des professeurs (40 %). Les deux instances de la socialisation que sont la famille et l’école, décisives dans l’expérience juvénile et l’apprentissage de la citoyenneté, ont donc du point de vue des jeunes toujours une réalité et une efficacité.
Les influenceurs agissant sur les réseaux sociaux ou les journalistes n’arrivent que loin derrière (respectivement 29 % et 27 %). Mais de loin, ce sont les personnalités politiques, les autorités religieuses, soit des tutelles institutionnelles et idéologiques, qui arrivent en dernier (respectivement 25 % et 19 %).
On retiendra des résultats de l’enquête « Jeune(s) en France », la vitalité des forces d’engagement dans les jeunes générations, mais d’un engagement qui s’est affranchi des vecteurs institutionnels et traditionnels. Celui-ci s’est privatisé et se vit sans doute de façon plus intermittente, voire changeante que par le passé, étant plus dépendant des enjeux de l’actualité et d’une sensibilité à des causes jugées essentielles, dans un répertoire allant du plus universel au plus particulier.
Anne Muxel — The Conversation
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