Deux grands ouvrages forgent les débuts de notre civilisation : L’Iliade et L’Odyssée. Le héros du premier est Achille, guerrier valeureux en quête de gloire, celui du second, Ulysse, astucieux navigateur qui cherche à rentrer chez lui après la guerre de Troie.
Ces deux personnages incarnent les deux vertus, presque opposées, du guerrier. Le premier la force, le second la ruse. Simone Weil avait déjà nommé L’Iliade le « poème de la force ». Achille combat en face à face, à visage découvert. Il tient l’honneur pour une vertu majeure. Il recherche moins la victoire que la gloire et peu lui importe de mourir si son nom est porté au firmament.
À l’inverse, Ulysse, toujours dans l’Iliade, est plus circonspect, plus réfléchi. Il est considéré comme intelligent, mais aussi traité de pleutre. Car la ruse, dont il est capable, est considérée par ses pairs comme une manœuvre déloyale. C’est lui, pourtant, qui permettra de trouver une issue à l’interminable guerre de Troie avec le cheval de Troie : une gigantesque statue en bois laissée en présent aux adversaires troyens après une fuite feinte. Après que ces derniers auront fait entrer le cheval dans la ville, des guerriers grecs cachés dans ses entrailles en sortiront nuitamment et ouvriront les portes de la cité à leurs congénères, conduisant à l’ultime bataille et à la chute des Troyens.
La ruse aura permis ici de sortir d’une situation inextricable où la force seule ne permettait pas de départager les deux camps.
Plus éclairant peut-être encore, est la pratique plus tard — et dans l’histoire officielle — du « combat hoplitique ». Lorsque deux cités s’affrontaient, on choisissait un terrain et un moment. Chaque camp fournissait le même nombre de combattants lourdement armés de façon similaire. L’affrontement était sanglant, mais bref. Après quoi, chacun rentrait chez soi. Un combat ritualisé à l’extrême, presque un sport, avec des morts et des blessés. Ceci n’est pas sans rappeler des formes ultérieures de combats tout aussi ritualisés, telles les batailles de la chevalerie. Pour en rester à la civilisation grecque, au fil du temps, contre les « barbares » d’abord et, en particulier, les Perses qui n’obéissaient pas aux mêmes coutumes, puis entre les Grecs eux-mêmes lors de la guerre du Péloponnèse, le combat va changer de nature. Les guerriers seront lancés dans des embuscades, dans des expéditions de nuit. La ruse fait alors son apparition dans ce qui devient des guerres d’anéantissement. Il ne s’agit plus de gagner selon un code établi à l’avance, mais tout devient permis pour arriver à ses fins. On peut se permettre la honte de tactiques rusées, parce qu’il faut gagner à tout prix.
C’est ainsi que la ruse est considérée comme un pis-aller par rapport à la force brute. À cette dernière seule est réservé l’honneur. La ruse est un artifice de faible ou de lâche.
Parfois jusqu’à l’absurde
Il nous en reste quelque chose. Nous répugnons parfois à user de manœuvres qui nous semblent déloyales. Manipuler l’adversaire, par exemple, technique reine de la stratégie chinoise, nous semble de ce côté-ci du monde un acte honteux.
Dans les conflits que j’examine avec les clients que je reçois, je constate souvent la volonté d’aller au face à face, y compris lorsque le rapport de force leur est défavorable, parfois jusqu’à l’absurde. Tout simplement, me disent-ils, parce « c’est dans leurs valeurs » ou parce que, me disent-ils encore, « je suis comme ça ». C’est tout le poids de la culture et de l’éducation qui vient ici pousser les personnes au face à face « à la loyale », y compris quand ça n’a aucun sens.
Je soupçonne même que cet héritage culturel nous pousse parfois jusqu’à la colère dans des situations qui ne le méritent pas. Comme si la gloire d’Achille retentissait jusqu’à nous et nous faisait préférer, inconsciemment, une défaite glorieuse à une confrontation plus paisible.
Regardons au fond que le combat ritualisé — qui devient à l’extrême un affrontement sportif — permet le règlement de différends de manière plus encadrée, avec moins de pertes, mais exclut toute ruse pour s’en remettre à la force seule (dans le sport, on parlerait sinon de « triche »). À l’inverse, dans des situations inextricables, dans des situations où un cadre commun ne peut être établi, où nous ne pouvons au fond pas compter sur la coopération de l’adversaire, la ruse s’impose. La ruse, qui est l’intelligence de la situation, la capacité à tirer parti de ce que celle-ci a de singulier dans l’instant ; la ruse, seule ressource dans des combats inégaux, comme David contre Goliath, comme tant de personnages pourtant sympathiques des histoires de notre enfance comme le petit tailleur, mais dont nous nous refusons parfois à user.
L’expérience montre pourtant que tous les combats, dans tous les temps, ont été un mélange de force et de ruse.
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