Dans Le Nouvel esprit du capitalisme[1], un ouvrage qui fait référence, Luc Boltanski et Ève Chiapello utilisent le terme « esprit » pour désigner l’ensemble des valeurs, des croyances et des justifications qui rendent le capitalisme légitime et acceptable aux yeux de la société. L’« esprit » du capitalisme est donc, pour les deux sociologues, un ensemble de représentations et de discours qui légitiment l’engagement dans les activités capitalistes, aussi bien du point de vue des entrepreneurs que des salariés, et qui incitent les individus à s’intégrer dans ce système.
L’esprit bourgeois
Cet esprit s’incarne dans l’essor de l’industrialisation et repose sur des valeurs de discipline, d’autorité et d’accumulation. Le capitalisme de l’époque s’appuie sur une hiérarchie rigide et une forte distinction entre propriétaires et ouvriers. Le travailleur est perçu comme un rouage de la machine industrielle, et la récompense ultime réside dans la sécurité de l’emploi. L’éthique protestante, inspirée de Max Weber, structure cette phase, valorisant le travail acharné et la frugalité comme des vertus morales.
L’illustration la plus parlante de cet esprit bourgeois est celle de la figure de l’entrepreneur patriarcal. Dans ce modèle, l’entrepreneur incarne un rôle d’autorité morale et sociale. Il est souvent lié à sa communauté par des valeurs de probité et de responsabilité. L’esprit bourgeois se manifeste dans la manière dont l’entreprise s’organise : elle valorise la stabilité, le respect de la hiérarchie et l’accumulation du capital comme but ultime, justifiant ainsi les inégalités de richesse comme des signes de réussite et de mérite.
L’avènement de la consommation de masse
Après la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme évolue vers un modèle où la croissance devient centrale. Ce nouvel esprit est marqué par l’émergence de la société de consommation, soutenue par des politiques keynésiennes de relance économique. Les entreprises se tournent vers la production de masse, et le marketing s’impose pour inciter à consommer. L’individu, au sein de ce modèle, est davantage perçu comme un consommateur que comme un travailleur. Le bien-être matériel et le confort deviennent des objectifs valorisés, et la critique de la société se concentre sur l’aliénation par la consommation.
Les grandes entreprises investissent alors massivement dans le marketing pour convaincre les individus que leur bonheur dépend des biens qu’ils consomment. Les sociétés automobiles, par exemple, créent des campagnes publicitaires qui associent la voiture à la liberté, au statut social et au confort. Cet esprit s’appuie sur des politiques keynésiennes qui visent à maximiser l’emploi et à stimuler la demande. Il introduit également des protections sociales, comme les assurances chômage et les retraites, pour apaiser les tensions sociales.
Le réseau
Boltanski et Chiapello identifient un troisième esprit du capitalisme, celui de la flexibilité, de la mobilité et de la connexion, qui débute à la fin du XXème siècle pour se prolonger de nos jours. Le modèle hiérarchique est progressivement remplacé par une structure en réseau, où les individus sont appelés à être autonomes, créatifs et à prendre des initiatives. Les entreprises valorisent désormais la mobilité et l’adaptabilité, et les carrières deviennent plus fragmentées. L’individu doit sans cesse se former, s’adapter et élargir ses compétences pour rester compétitif. Les valeurs mises en avant sont la réalisation de soi, l’innovation et la capacité à collaborer au sein de projets temporaires. Ce modèle valorise l’initiative personnelle, mais augmente également la précarité et le stress liés à l’insécurité de l’emploi.
C’est le moment des start-ups ; le salarié est incité à développer des compétences variées et à accepter une forte mobilité professionnelle. Les individus sont invités à « se réinventer » en permanence, à cultiver leur réseau, et à considérer leur carrière comme un projet personnel en perpétuel changement. « Dans un monde en réseau, écrivent les auteurs, chacun cherche à établir les liens qui l’intéressent et avec des personnes de son choix. Les relations (…) sont “électives” ». Des valeurs comme l’innovation, l’épanouissement personnel et l’agilité remplacent les anciennes notions de sécurité de l’emploi et de hiérarchie rigide.
Adaptation permanente aux critiques
Le capitalisme est un caméléon. Il a une capacité remarquable à évoluer pour intégrer et répondre aux critiques sociales. Chaque époque voit émerger des mouvements sociaux et des critiques qui remettent en cause les fondements du système. En réponse, le capitalisme transforme son « esprit » pour répondre aux attentes nouvelles et éviter de se mettre en danger.
[1] Boltanski, Luc, et Chiapello, Ève. Le Nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, 1999.
Photo de Simon Rizzi: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/cameleon-commun-vert-et-blanc-1809624/