Robert Badinter nous a quittés dans la nuit du 8 au 9 février 2024. En avril 2012, le magazine Jeune Dirigeant avait eu le plaisir d’interviewer celui dont le nom s’identifie au combat contre la peine de mort. Avocat, Robert Badinter ferraille dans les Cours d’Assises contre « la veuve », dénonçant avec une poignante éloquence la guillotine qui « coupe un homme vivant en deux ». Ministre de la justice de François Mitterrand, il fait voter en 1981, à contre-courant de l’opinion publique, l’abolition de la peine de mort. « Honneur de la gauche », selon le mot d’Edmond Maire, Robert Badinter a mené infatigablement la lutte pour l’abolition universelle de la peine capitale. Douze ans après cette rencontre, de justes combats méritent d’être continués.
Quelle est votre définition du juste combat ?
Robert Badinter : Un combat est juste quand il est conduit au service d’une cause juste. Ce n’est pas le combat qui est juste, c’est la cause qu’il sert. Le combat n’est que le fruit de l’engagement. La grandeur de l’homme c’est l’engagement au service d’une cause qu’il croit juste. Quant à la justesse de la cause, il faut s’interroger sur les causes pour lesquelles nombreux sont ceux qui sont morts en héros. En visitant des cimetières militaires, on peut voir côte à côte les tombes de soldats français et allemands. Tous étaient persuadés de conduire un juste combat pour la patrie. Mourir pour le Grand Reich ou mourir pour libérer la France, ce sont deux visions antagonistes au sein d’un même conflit. On peut conduire un combat que l’on croit juste au service d’une cause qui ne l’est pas : le soldat allemand servait la patrie, mais en réalité il servait l’idéologie nazie. Les Anglais conduisant Jeanne d’Arc au bûcher avaient la conviction qu’ils brûlaient une sorcière, ennemie de leur nation, alors que nous avons-nous la conviction que Jeanne d’Arc était une héroïne, morte pour son pays et pour sa foi.
La justesse de la cause est donc une notion relative…
RB : C’est une question qui m’a toujours préoccupé à propos de la justice. Lorsque vous placez dans la longue perspective l’œuvre de justice, vous êtes saisi par l’injustice structurelle de certaines poursuites judiciaires. Prenons un exemple historique qui incite à la modestie judiciaire. En France jusqu’au XVIIe siècle, on a brûlé par milliers des sorcières et parfois des sorciers. Les juges de l’Inquisition instruisaient des procès en sorcellerie avec des techniques d’interrogatoire que l’on retrouvera dans le régime soviétique, notamment la torture qui permet d’arracher des aveux. L’inquisiteur considérait son action comme le service d’une juste cause. Placer les sorcières sur le bûcher lui paraissait un acte de purification et de lutte pour la grandeur de l’Église et la vraie foi. Ce n’en est pas moins un crime que de torturer quelqu’un pour le faire avouer et le brûler, le tout au nom de la « vraie foi » proclamée. Il a fallu un arrêt du Parlement de Paris au XVIIe siècle pour mettre fin aux poursuites pour sorcellerie. Mais toutes ces femmes, jugées comme des sorcières, avaient été brûlées au nom d’un crime qui n’existait pas ! C’est là un argument de plus contre la peine de mort.
Dans votre combat pour l’abolition de la peine de mort, avez-vous un moment douté de la justesse de la cause ?
RB : Jamais. Ma conviction était entière. J’étais, je suis abolitionniste et je mourrai abolitionniste ! Pourquoi ? Je suis convaincu que le droit au respect de la vie est le premier des droits de l’homme. Quand vous considérez une cause comme absolument juste, votre engagement doit être total.
Votre engagement a toujours été total…
RB : J’ai lutté passionnément en Cour d’assises contre la peine de mort. J’ai réussi à sauver six hommes de la peine capitale entre 1977 et 1980. J’ai eu ce privilège rare, dans une lutte que l’on mène avec intensité, de l’amener jusqu’à la victoire. Être celui qui soutient devant le Parlement l’abolition de la peine de mort-un engagement de François Mitterrand lors de sa campagne présidentielle —, après avoir tant combattu contre dans les cours d’assises et tant lutté par les écrits et les discours, c’est rare dans une vie d’homme.
Aujourd’hui quels sont les combats que vous menez ?
RB : Depuis 1981, je n’ai jamais cessé de combattre pour l’abolition universelle. En France, l’opinion publique a pris conscience qu’un État républicain peut exister sans la guillotine et que sa disparition n’a aucun effet sur la criminalité sanglante. Mais il a fallu du temps. Vingt-six ans se sont écoulés entre le 30 septembre 1981 au Sénat, jour du vote de l’abolition et l’inscription, en février 2007, de l’interdiction de la peine de mort dans la Constitution. Le combat pour l’abolition est aujourd’hui mené au sein des organisations internationales et dans les pays qui ont encore la peine de mort dans leur législation. Le mouvement vers l’abolition universelle est allé plus vite et plus loin que je ne le pensais. Quand je suis monté à la tribune de l’Assemblée pour défendre cette cause, la France était le 35e État à abolir la peine de mort. Aujourd’hui à l’ONU, sur les 198 États membres, 138 sont abolitionnistes en droit ou en fait. En Europe, tous les États ont aboli la peine de mort sauf la Biélorussie, la dernière dictature stalinienne du continent. Je continuerai ce combat tant que j’aurai un souffle. Le droit au respect de la vie est une cause juste et première.
C’est votre principal engagement ?
RB : Il y en a d’autres et notamment une question qui depuis des décennies me tient à cœur, c’est la condition pénitentiaire. La situation des prisons en France est honteuse. Songez qu’il existe encore de vieilles prisons avec des cellules partagées à trois ou quatre détenus et disposant d’une seule toilette ! Humaniser l’univers carcéral est une cause juste. Les enfermements de courte durée constituent une des causes de la récidive : dans la maison d’arrêt, le jeune arrêté pour trafic de haschisch va côtoyer des professionnels du crime et il sortira de prison en possession des bonnes adresses pour passer à un niveau supérieur de criminalité. Chacun sait cela depuis Victor Hugo et la célèbre formule « la prison est l’école du crime » n’a rien perdu de sa force.
Quels sont les justes combats à mener à l’échelle de la planète ?
RB : Les jeunes générations auront toujours des combats à mener pour de justes causes et en premier lieu pour les droits de l’homme. L’humanité étant ce qu’elle est, c’est loin, loin, d’être fini ! La Syrie en est un exemple frappant où on assiste à une série de crimes majeurs commis par un dictateur sanglant.
La montée des extrêmes en Europe justifierait-elle d’engager un juste combat ?
RB : Appelons-le par son nom, c’est le national-populisme. Aujourd’hui en Europe c’est le facteur le plus inquiétant. Il n’est pas propre à la France. Il est exploité par les démagogues à la faveur des passions toujours présentes chez les humains, la peur de l’autre, l’angoisse liée à l’existence du crime, le chômage de masse issu d’une crise économique terrible. Je ne crois pas que le national-populisme va croître en Europe, charriant dans son expression extrême une grave menace contre nos valeurs. Le combattre est aussi un juste combat à mener.
Propos recueillis par Jean-Louis Lemarchand
Crédit photo : Philippe Grangeaud – flickr