Dans un essai vivifiant devenu célèbre, l’anthropologue David Graeber s’est intéressé à la dette et à ses soubassements psychologiques, notamment à l’emprise qu’elle exerce sur les hommes.
Contrairement à l’idée populaire que la monnaie a évolué à partir du troc, Graeber soutient que le système de crédit existait bien avant la monnaie. Les systèmes de troc étaient en réalité rares et étaient généralement utilisés entre les groupes qui ne se faisaient pas confiance. « Il est faux que nous ayons commencé par le troc, puis découvert la monnaie, et enfin développé des systèmes de crédit. L’évolution a eu lieu dans l’autre sens. La monnaie virtuelle comme nous l’appelons aujourd’hui est apparue la première. Les pièces de monnaie sont venues bien plus tard, et leur usage s’est diffusé inégalement, sans jamais remplacer entièrement les systèmes de crédit. »
Moralité et pouvoir
Graeber explore comment dette et moralité sont étroitement liées dans de nombreuses cultures, soulignant comment les mots pour « dette » renvoient souvent à ceux de la « culpabilité » ou de la « faute ». « […] à peu près partout, la majorité des gens sont simultanément convaincus que rembourser l’argent qu’on à emprunté est une simple question d’éthique et que quiconque fait profession de prêter de l’argent est un scélérat. » La dette produit du jugement de valeur.
Elle produit également du pouvoir. La dette a souvent été utilisée comme un mécanisme pour instaurer et renforcer des hiérarchies sociales, notamment à travers des systèmes comme le servage par dette. « Si nous sommes devenus une société de la dette, c’est parce que l’héritage de la guerre, de la conquête et de l’esclavage n’a jamais entièrement disparu. Il est toujours là, tapi dans nos conceptions les plus intimes de l’honneur et de la propriété — de la liberté, même. Simplement, nous ne sommes plus capables de le voir. » Graeber critique les institutions financières modernes, en particulier le FMI et la Banque mondiale, pour leur rôle dans l’endettement des pays en développement, ce qui, selon lui, perpétue les inégalités et l’exploitation. « Les états endettés du tiers monde sont presque exclusivement des pays qui, à un moment ou à un autre, ont été agressés et occupés par des puissances européennes — celle-là même, souvent à qui ils doivent aujourd’hui de l’argent. »
L’annulation de la dette pour purger le système
De nombreux empires anciens utilisaient régulièrement l’annulation des dettes pour maintenir la stabilité sociale. Ces annulations empêchaient l’accumulation extrême de richesse et de pouvoir entre les mains d’une élite. « Au pays de Sumer, on appelait ces décrets [d’effacement de toutes les dettes] des “déclarations de liberté”, et il est révélateur que le terme sumérien “amargi”, le premier mot signifiant “liberté” dans toutes les langues humaines connues, ait pour sens littéral “retour chez sa mère” — puisque c’est cela que l’on permettait enfin aux péons en les affranchissant. »
Graeber appelle ainsi à une réévaluation radicale de notre système économique actuel, suggérant même une « annulation jubilaire » des dettes, inspirée de ces traditions anciennes.