Dans sa vie, Féris Barkat s’est toujours senti chanceux. Sa vie suivait un cours normal. Jusqu’au jour où sa mère est tombée grièvement malade. Cet événement l’a amené à questionner cette notion de normalité.
Qu’est-ce qui rend une situation normale ? Ce que nous vivons est-il normal, ou bien l’est-il devenu ? Aujourd’hui, nous sommes face à un système qui normalise ce qui nous détruit, ce qui détériore la planète. Féris fait référence à Hannah Arendt et à son concept de « banalité du mal » dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem : Un rapport sur la banalité du mal. Ce livre est basé sur son reportage du procès d’Adolf Eichmann, un haut fonctionnaire nazi responsable de l’organisation et de la logistique de l’extermination des juifs.
Pour Hannah Arendt, « banalité du mal » est le fait d’ individus ordinaires, sans motivations malveillantes manifestes, mais qui commettent des actes monstrueux simplement en se conformant aux ordres et aux structures qui les entourent. Eichmann n’était pas un psychopathe, mais plutôt un bureaucrate zélé qui exécutait ses fonctions sans se poser de questions sur les conséquences morales de ses actions. Cette capacité à se conformer à l’autorité en place pour commettre de tels actes est profondément ancrée dans la nature humaine.
De la norme à la normalisation
Comment ce processus a-t-il pu devenir possible ? Féris Barkat met en cause la novlangue qui euphémise la réalité. Hier, les nazis ne parlaient pas de génocide, mais de solution finale. Aujourd’hui, nous ne parlons pas de pollution, de disparition de la biodiversité, mais d’externalités négatives. En procédant ainsi, nous invisibilisons l’intolérable, nous normalisons une folie. C’est ce que montre brillamment l’historien des sciences et des techniques Jean-Baptiste Fressoz : la révolution industrielle a été un moment clé dans l’histoire de la pollution. L’augmentation de la production industrielle et l’utilisation massive de combustibles fossiles ont conduit à des niveaux sans précédent de pollution de l’air et de l’eau. Les fumées noires des usines et les rivières polluées sont devenues des symboles du progrès industriel, et la pollution a été largement acceptée comme un mal nécessaire pour le développement économique.
Fressoz examine également l’essor de l’automobile au début du XXe siècle et la manière dont la pollution liée à la circulation a été normalisée. Les gouvernements et les entreprises ont investi massivement dans l’infrastructure routière et ont encouragé la consommation de pétrole, tout en minimisant les problèmes de pollution atmosphérique et sonore liés à l’usage des véhicules. Cette normalisation de la pollution automobile a rendu difficile la remise en question des politiques de transport et l’adoption de solutions plus écologiques.
Comment échapper à ce rouleau compresseur ? Pour Féris Barkat, il faut exercer sa pensée critique pour interroger les normes. Arendt déjà soulignait également l’importance de la pensée critique et du jugement moral pour éviter la banalité du mal. Les individus doivent être conscients de leurs actions et de leurs conséquences, être capables de remettre en question l’autorité et de désobéir lorsque cela est nécessaire.
Eichmann ne faisait pas le lien entre sa petite vie et la grande histoire. Notre défi aujourd’hui consiste précisément à aligner notre vie avec de devenir de la planète. Nous sommes dans un contexte inédit et il nous faut être à la hauteur des événements.
Crédit Photo : Gilles Piel