Il y a beaucoup à tirer de la culture BDSM pour comprendre les jeux de pouvoir et les relations de domination dans les organisations.
aXelle de Sade exerce la profession de dominatrice professionnelle. Dans une interview pour le média Welcome to the Jungle, elle explique en quoi consiste son métier. « Ça consiste à mettre en musique des fantasmes, à faire travailler la fantasmagorie en passant par des pratiques qui font appel à la contrainte, l’humiliation, le fétichisme, la discipline… Et qui repose aussi sur une posture qui n’est plus une posture d’égal à égal, mais où l’un va mener la danse et l’autre va lui emboîter le pas. »
Lâcher-prise, décalage
A en croire cette définition de poste – et si nous faisons preuve de mauvais esprit – , nous remarquons qu’il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre le job de dominatrice et celui de manager (du moins de certains). C’en est même troublant. aXelle de Sade vient des RH et elle s’est reconvertie dans le BDSM[1]. Ceci explique cela. Entre le monde du BDSM et celui du management en entreprise, aXelle de Sade a repéré des points de similitude. Elle a tissé des liens et forgé des analogies. « Il m’est arrivé d’évoquer le monde du travail dans mes jeux BDSM, mais ce n’est pas une thématique que j’utilise souvent. On peut faire appel au stéréotype du salarié qui est convoqué par sa DRH. On peut me demander une tenue stricte de businesswoman. On peut rejouer un entretien annuel d’évaluation ou un comité d’entreprise… Mais ce n’est pas le plus courant car les gens viennent chercher du lâcher-prise, du décalage. Par contre, quand un soumis me demande de l’edging [une pratique qui consiste à repousser un orgasme le plus longtemps possible, NDLR], il m’arrive de dire : Pense à l’URSSAF ! »
La sociologue Lynn Chancer a montré comment les personnes évoluant dans des environnements hiérarchisés se retrouvent parfois piégées dans une sorte de variante pathologique de la dynamique sadomasochiste. Pour elle, il existe une différence essentielle entre ces deux univers. Contrairement aux adeptes du BDSM qui jouent à faire semblant, les subordonnés-dominés dans les organisations cherchent à obtenir un assentiment, une bénédiction de la part du dirigeant-dominant qui n’interviendra que très tardivement, voire jamais. Certains jouent ; d’autres pas. C’est encore plus pervers ! Et donc peut-être plus jouissif encore pour quelques initiés qui réussissent à sublimer leur souffrance au travail. Mais ces derniers sont très rares. Dans l’immense majorité des cas, la souffrance n’est – par définition – pas source de plaisir.
Il y a une autre différence. Elle tient au fait que dans les divertissements sadomasochistes, les protagonistes s’entendent à l’avance par consentement mutuel, notamment sur un mot magique. Si le client prononce ce mot magique au cours de la séance, le jeu s’arrête net. La domination prend fin aussitôt et avec elle, la souffrance. Dans la vraie vie — celle des organisations —, tout n’est pas aussi simple. Il n’y a pas de mot magique, sinon « je démissionne ». Mais ce qui s’arrête alors, ce n’est pas simplement le jeu, mais la relation. Il y a donc beaucoup plus à perdre.
Réversibilité
Ne soyons pas naïfs : les relations de pouvoir sont inhérentes à la vie des organisations. Mais à quel moment bascule-t-on dans la domination et son corollaire, la souffrance ? Qu’est-ce qui distingue le pouvoir — cette capacité de quelqu’un à agir sur quelqu’un d’autre — de la domination, cette volonté de soumettre l’autre ? Les réponses[2] à ces questions se trouvent dans la dernière interview donnée par le philosophe Michel Foucault, dont on connaît l’attirance pour la culture (et la pratique) BDSM:
« Le pouvoir n’est pas le mal. Le pouvoir, c’est des jeux stratégiques. On sait bien que le pouvoir n’est pas le mal ! Prenez par exemple les relations sexuelles ou amoureuses : exercer du pouvoir sur l’autre, dans une espèce de jeu stratégique ouvert, où les choses pourront se renverser, ce n’est pas le mal ; cela fait partie de l’amour, de la passion, du plaisir sexuel. […] Il me semble qu’il faut distinguer les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre des libertés — jeux stratégiques qui font que les uns essaient de déterminer la conduite des autres […] — et les états de domination, qui sont ce qu’on appelle d’ordinaire le pouvoir. »[3]
Ce qui distingue le pouvoir de la domination, c’est donc la réversibilité. La question qui se pose maintenant est la suivante : comment créer des organisations « démocratiques », qui garantissent que les relations de pouvoir ne se figent en domination ?
[1] « Le sigle BDSM, pour “Bondage, Domination, Soumission, Sadomasochisme”, désigne un ensemble de pratiques sexuelles et contractuelles utilisant la douleur, la contrainte, l’humiliation érotique ou la mise en scène de divers fantasmes sexuels. Les pratiques sadomasochistes sont fondées sur un contrat entre deux parties (pôle dominant et pôle dominé). Le BDSM fait l’objet de pratiques très variées. » (Source : Wikipédia)
[2] Je les emprunte à l’anthropologue David Graeber. Ces réponses sont exposées dans son célèbre ouvrage Bullshit jobs.
[3] Michel Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », in Dits et Écrits, vol. II : 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p.1547-1548.
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