Effondrement : qu’est-ce que la falaise de Sénèque ?

Assisterons-nous, à plus ou moins brève échéance, à « un effondrement des sociétés complexes », pour reprendre le titre d’un livre de l’historien Joseph A. Tinter ? L’hypothèse paraît plausible. Si les civilisations s’édifient au long des siècles, leur désintégration est souvent brutale. L’Italien Ugo Bardi, professeur de chimie et membre du comité scientifique de l’Association pour l’étude des pics de pétrole et de gaz naturel, nous alerte sur la rapidité de ce processus qui peut néanmoins être amorti si on ne se raccroche pas aux vieilles solutions du passé.

« Tout ce qu’une longue suite de travaux constants, aidés de la constante faveur des dieux, réussit à élever, un seul jour le brise et le disperse. C’est donner un terme trop long à ces révolutions rapides que de parler d’un jour : une heure, un moment a suffi au renversement des empires. Ce serait une consolation pour notre faiblesse et nos œuvres si toutes choses devaient périr aussi lentement qu’elles adviennent ; mais c’est ainsi, la richesse est lente, la ruine est rapide. »[1] Urgo Bardi forge à partir de cet extrait les expressions « effet Sénèque » et « falaise de Sénèque » pour caractériser la manière dont les systèmes complexes s’effondrent.

Dans un système complexe, il n’y a pas de transition douce

Ugo Bardi n’est ni un futurologue ni un catastrophiste ; son objectif consiste à expliquer comment se déroulent les effondrements pour s’y préparer et, peut-être, les éviter. Tous les effondrements adviennent au sein de systèmes complexes composés d’éléments interconnectés. Ces systèmes se comportent de manière non linéaire. Les interactions entre les parties du système qui causent des transformations sont telles qu’il n’existe pas de proportionnalité entre les effets et les causes qui les engendrent. Dans un système complexe, une perturbation infime peut parfois entraîner de lourdes conséquences, un changement d’état, ou l’amplification disproportionnée de la perturbation initiale. En cybernétique, on parle de feedback positif quand de tels scénarios se produisent. On parle en revanche de feedback négatif quand aucune aggravation n’a lieu.

Ugo Bardi met le doigt sur la notion de « point de rupture » et alerte sur le caractère brusque du changement dans les systèmes complexes. Il faut se méfier de l’idée lénifiante de « transition douce » ; les changements d’état sont rapides et marqués par l’instabilité. Le point de rupture s’oppose à l’attracteur, qui n’est rien d’autre que les paramètres du système dans l’idéal. Ils ne sont jamais tous remplis parfaitement, mais caractérisent l’homéostasie du système, c’est-à-dire sa régulation pour le maintenir dans un état stationnaire. Pour Ugo Bardi, « la capacité d’un système à se maintenir proche d’un attracteur, mais loin du point de rupture – même en cas d’importantes perturbations – est ce qu’on appelle « résilience », un concept qui peut être appliqué dans différents domaines, allant des sciences matérielles aux systèmes sociaux »[2].

Résistance n’est pas résilience

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Ce qu’affirme Ugo Bardi peut paraître contre-intuitif : pour développer notre résilience, il ne faut pas chercher à se rapprocher de l’attracteur, c’est-à-dire retrouver certains principes, normes, valeurs, indicateurs qui garantiraient la conservation du système. S’essayer à cela, c’est résister, se rigidifier, et donc risquer de se briser, de s’effondrer face à la force des événements. Il ne s’agit pas pour de système d’encaisser l’impact d’un accident et de retrouver son état initial, mais d’accompagner une mutation profonde. Résistance n’est pas résilience. Cette dernière suppose l’acceptation du changement. « Plus nous essayons de résister au changement, plus le changement riposte et finira, tôt ou tard, par vaincre notre résistance. Souvent cela arrive de manière soudaine. »[3]

Atterrir en douceur ou bien s’écraser ?

Nous pouvons adoucir la « falaise de Sénèque » en accueillant le changement, c’est-à-dire en regardant les problèmes inédits qui se posent à nous avec un regard neuf, dégagé des certitudes et des réflexes d’hier. C’est difficile. Les décideurs politiques et économiques ont encore tendance à s’accrocher désespérément à des modèles de prospérité anciens et à des ajustement paramétriques plutôt que de prendre acte du caractère inédit des perturbations en cours et de s’adapter. Ils cherchent par exemple à réinventer la voiture individuelle, alors que c’est la mobilité qui doit être repensée.

Pour reprendre les mots d’Ugo Bardi, on « n’annule » pas un changement pour régler un problème ; on « s’adapte ».


[1] Sénèque, Lettres à Lucilius, n°91.

[2] Ugo Bardi, L’effondrement n’est pas un bug, mais une caractéristique, Institut Momentum, 17 décembre 2017.

[3] Ibid.

Crédit Photo : Can Stock Photo – WHpics

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