Jean-Philippe Decka a créé le podcast Ozé en 2020, qui va à la rencontre de ceux qui, comme lui, ont tourné le dos à de belles carrières. Il vient de publier Le courage de renoncer (Payot), dans lequel il explique comment les élites ont un rôle précieux à jouer dans la transformation de notre système socio-économique. Interview.
Vous avez renoncé à une carrière brillante et rémunératrice au sein du « système » par fidélité à vos convictions. À quel moment et comment cette prise de conscience s’est opérée chez-vous ?
Tout ne s’est pas en un jour. J’ai mis du temps. J’ai été diplômé de HEC en 2010 et j’ai réellement bifurqué à partir de 2018. Ce changement a été le fruit d’un processus d’accumulation. Je n’ai pas eu de déclic ; la prise de conscience a été progressive. J’aime beaucoup la métaphore de l’eau qui bout. Il faut du temps pour passer de l’état liquide à la vapeur. Il faut doucement faire monter la température jusqu’à 100 degrés.
Depuis mon entrée dans la vie professionnelle, ma relation au travail était problématique. Je ne comprenais pas l’idée de bosser dix heures par jour sous l’autorité d’un management mal avisé pour réaliser des choses peu intéressantes. Cela m’exaspérait. C’est tout naturellement que je me suis orienté vers l’entrepreneuriat, avec la même envie de réussir et de gagner de l’argent. C’est la raison pour laquelle j’ai intégré l’univers des start-ups. Mais je me suis très vite rendu compte que tout cela n’avait pas de sens. J’ai profondément remis en cause cette idée d’accumuler de l’argent. Gagner de l’argent… oui, mais à quel prix écologique et humain ? J’ai travaillé pour une start-up qui me demandait de licencier des salariés aux Philippines pour que l’entreprise soit plus présentable en vue de sa vente prochaine à un groupe. L’impact humain de ces pratiques managériales m’a fait changer de regard. J’ai ressenti le besoin d’être plus aligné avec mes valeurs profondes. Quant aux enjeux écologiques, mes préoccupations sont venues plus tard, en 2018, alors que je vivais au Vietnam. J’ai travaillé dans des fermes et me suis intéressé à la permaculture, à l’agriculture biologique, à l’importance de l’alimentation pour la santé.
Comment a réagi votre entourage à ce changement de vie ?
Mes parents se sont interrogés sur mon refus d’intégrer de grosses entreprises. J’ai eu une belle proposition de Microsoft que j’ai refusée. Mes parents ont bien compris que je ne serais pas heureux dans ce type d’entreprises. Ils m’ont fait confiance.
La confiance justement. Il faut en avoir une bonne dose pour savoir renoncer à une carrière toute tracée pour vivre la vie qu’on s’est choisi…
Je ne me suis jamais posé la question… Il est vrai que j’ai suffisamment confiance en moi pour ne pas trop tenir compte du regard des autres. J’ai même suffisamment d’égo pour aimer me distinguer et faire des choses que d’autres n’osent pas faire.
Vous avez travaillé dans des start-ups et cofondé une agence dans le domaine des applications. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces expériences qui semblent lointaines de vos préoccupations actuelles ?
Je suis heureux d’avoir vécu ce passé au sein de startups. Cela m’a permis de comprendre les enjeux et le fonctionnement du système économique actuel. Ça a nourri la personne que je suis. J’ai vécu dans cet univers et donc cela fait de moi une personne légitime pour en parler. Cette expérience m’a été précieuse.
Vous aspirez à l’émergence d’une société post-capitaliste. Selon vous, quels pièges peuvent nous détourner de cet objectif ?
Le plus gros piège, c’est la croyance dans le fantasme du capitalisme responsable. La logique même du capitalisme, c’est-à-dire l’accumulation infinie par une minorité de personnes aux commandes de l’appareil productif, n’est pas compatible avec le respect des limites planétaires et des besoins fondamentaux des êtres humains. Les témoignages de certains privilégiés du système finissant en burn out ou en complète perte de sens que j’ai recueilli dans le livre en sont une bonne illustration. On ne peut pas faire rentrer un carré dans un cercle. Il faut donc inventer d’autres modèles que le capitalisme. Il faut déconstruire toutes les idéologies qui nous font croire à un ordre naturel des choses. Je compte me lancer bientôt dans une thèse qui s’intéressera à la transformation de modèles permettant de satisfaire les limites planétaires.
Votre avis sur la décroissance ?
Je suis de près les travaux de Timothée Parrique et d’autres chercheurs qui travaillent sur le sujet. La décroissance aujourd’hui apparaît comme une évidence pour répondre à la nécessité de réduire notre empreinte sur la biosphère. Je regarde également les travaux de Frédéric Lordon et Bernard Friot, ou encore ceux qui concernent l’économie régénérative. Ces travaux peuvent apparaître radicaux pour certains qui restent encore biberonnés à la doxa du capitalisme néolibéral. Ils permettent néanmoins une ouverture sur l’univers des possibles, de nous libérer du carcan de siècles de capitalisme. La décroissance est le chemin vers une société post-capitaliste qui répondra aux besoins fondamentaux des êtres humains.
Par quoi commencer ?
La décroissance n’est pas un processus uniforme. Mais la priorité est de s’attaquer à ceux qui contribuent le plus lourdement à la dégradation actuelle, à savoir vers les plus riches. Nous avons besoin que toutes les personnes de bonne volonté s’attèlent à la tâche pour nourrir le débat sur le chemin à emprunter ainsi que sur la forme que pourrait prendre une société post-croissante.
Quel conseil donneriez-vous à un chef d’entreprise de TPE-PME ?
Avant de lui demander d’évaluer l’impact social et environnemental de son entreprise, je lui demanderais de s’interroger sur la valeur créée par son entreprise. Quelle est sa valeur d’usage ? À quel besoin répond-elle dans une logique de filière, de coopération avec les acteurs qui l’entourent ? Comment l’entreprise peut s’adapter aux différentes problématiques écologiques et sociales qui adviennent déjà ? Comment l’entreprise accompagnera-t-elle ses partenaires si ces derniers se trouvent dans une impasse ? Comment accepter de renoncer et avec qui ? Comment tenir compte des émotions des salariés et les accompagner dans la transformation de l’entreprise ?
Et aux jeunes diplômés ?
Toi qui fais des études poussées et qui te prépares à rejoindre ceux qu’on dénomme « les élites de la nation », arrête de faire des posts sur Instagram pour vendre le dernier rouge à lèvres de L’Oréal et mets toute ton intelligence et tes ressources au service de la transformation sociale et écologique à venir.