Comment des individus peuvent-il rejeter une norme sur le plan privé et l’accepter publiquement ? Par la contrainte exercée par le contrôle social bien sûr (« Big Brother is watching you ! »), mais aussi à cause du phénomène d’« ignorance pluraliste ».
Connaissez-vous Les habits neufs de l’empereur, ce conte d’Andersen publié en 1837 ?
Résumé : un empereur vaniteux et très soucieux de l’élégance de ses tenues vestimentaires reçut un jour deux escrocs qui lui proposèrent de lui confectionner un costume dans une étoffe que seuls les imbéciles et les incompétents ne pouvaient pas voir. L’empereur accepta aussitôt pour deux raisons : la vanité de paraître devant ses sujets dans une tenue prestigieuse et la possibilité de repérer facilement les imbéciles parmi eux. Les deux escrocs se mirent au travail. L’empereur envoya ses ministres pour vérifier l’état d’avancement des travaux. Ils ne virent absolument rien, mais ne dirent rien, car c’était avouer qu’ils étaient sots et incompétents. Au contraire même, ils vantèrent à l’empereur la somptuosité des réalisations des deux faux tailleurs. Quand le costume fut enfin terminé et présenté à l’empereur, ce dernier ne vit rien… mais se tut. L’empereur enfila ces habits aussi magnifiques qu’étonnamment légers, puis défila devant ses sujets au cours d’une cérémonie officielle. Les sujets acclamèrent l’empereur. Aucun d’entre eux ne s’étonna publiquement de la nudité de l’empereur de peur de passer pour un imbécile et de perdre leur travail. Un enfant rompit cet aveuglement collectif en s’exclamant : « Le roi est nu ! » La situation se retourna alors. La foule, hilare, reprit les paroles de l’enfant. « Le roi est nu ! » L’empereur et sa suite furent surpris, mais ne réagirent pas. La parade continua sous les rires.
Les enseignements de ce conte sont nombreux et rejoignent les conclusions tirées dans nos derniers articles. L’absence de réaction face à une situation absurde est rendue possible par la mécanique du conformisme dont nous avons déjà relaté maints aspects. Un enfant, par courage ou naïveté, brise cet absurde consensus. À partir de cet acte transgressif, l’évidence est révélée à tous. « Le roi est nu ! » Mais attardons-nous davantage aujourd’hui sur un phénomène particulier appelé « ignorance pluraliste » en psychologie sociale.
Le courage de la vérité
Que s’est-il passé ? Les individus composant la foule, les ministres et l’empereur lui-même n’ont pas été victimes d’une hallucination. Ils ont bien perçu la réalité telle qu’elle était : le costume n’existe pas. Oser affirmer clairement ce qu’on voit, c’est risquer d’être relégué au ban de la communauté, d’autant plus si personne ne voit ce qu’on voit. Personne ne réagit parce que tout le monde croit (à tort) que sa perception de la réalité est différente de celle de tous les autres. Chacun est enfermé dans un point de vue qu’il est préférable de ne pas communiquer. Il suffit qu’un individu exprime son point de vue pour que d’autres le rejoignent.
Par « ignorance pluraliste« , il faut donc entendre la chose suivante : nous ignorons tous ce que pensent les autres, et cette ignorance est source de conformisme et parfois de soumission. Les dissidents ont, comme l’enfant dans le conte d’Andersen, le pouvoir d’ouvrir une brèche dans le statu quo et de fragiliser les vérités établies comme 2+2=5. Sunstein et Thaler tirent un exemple de l’histoire. « Le communisme, dans l’ancien bloc soviétique, en fournit un exemple emblématique. S’il s’est maintenu si longtemps, c’est en partie parce que les gens n’avaient pas la moindre idée du nombre de leurs concitoyens qui haïssaient le régime. Dès lors qu’ils se sont rendu compte de ce que les autres pensaient, ils ont eu le courage de prendre la parole et d’agir conformément à leurs convictions. »[1]
[1] Sunstein, Cass. R.; Thaler, Richard H.. Nudge, Editions Magnard / Vuibert, 2012.
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