« L’enfer est pavé de bonnes intentions », dit le proverbe. C’est peut-être plus vrai qu’on ne pense. Le « mal », tel que nous le percevons et que nous attribuons généralement à la malveillance et au désir de nuire, est souvent le fait de personnes bien intentionnées, voire de gens qui agissent sans réellement se rendre compte de la portée de leurs actes.
Certes, si vous envoyez des chars d’assaut attaquer votre pays voisin, il sera difficile de prétendre que « vous ne saviez pas ». De même si vous cassez la figure à votre voisin de palier sous prétexte qu’il fait trop de bruit après 22 h. Mais ce sont des cas extrêmes qui ne constituent sans doute pas la majorité des violences produites dans le monde.
Il se trouve cependant que nous avons pris la fâcheuse habitude de recourir à une causalité dont nous ferions bien d’interroger plus souvent la validité : si on me fait du mal, c’est qu’on me veut du mal. Cette « causalité » a de surcroît ce qu’on appelle une contraposée en logique, en la retournant : si je ne veux de mal à personne, alors je ne fais de mal à personne.
Envisageons comment ces deux propositions — qui ne sont que les deux versions de la même — sont non seulement fausses, mais toxiques.
Prenons l’exemple des comportements inappropriés dans les entreprises, notamment en matière de violences sexistes et sexuelles.
J’évoque une entreprise, qu’il m’est impossible de nommer, qui emploie un grand nombre de personnes qui font un métier exigeant, en contact avec les violences et les difficultés de la rue. Les gens se serrent les coudes. Il y a beaucoup de camaraderie, d’affection, de proximité. Ils le disent d’ailleurs à leurs managers : « Vous, vous êtes dans les bureaux, nous, on a besoin de ça pour tenir. »
Personne ne pense à mal
Mais cette proximité vire à la familiarité : une allusion scabreuse, un « mon petit lapin », un « ma petite chérie »… Pas vraiment des agressions sexuelles, mais ce qu’on appelle du sexisme ambiant. Et, malheureusement, sur le lit de ce sexisme ambiant, comme des plantes sur une terre fertile, peuvent germer et proliférer des violences plus graves.
Il importe de considérer avec sérieux que personne ne pense à mal. La plupart du temps, le jeu reste relativement innocent du point de vue des auteurs. Les victimes, quant à elles, sont coincées dans cette ambiance de solidarité et, en quelque sorte, sommées de supporter ce que, intérieurement, elles peuvent trouver insupportable. Il y a de l’irresponsabilité dans l’air.
Ce que nous apprend l’examen de cette situation, d’un point de vue plus large, c’est que les auteurs, au bout du compte, n’avaient pas nécessairement l’intention de nuire ; c’est que personne n’a vu vraiment où était le problème et qu’on se retrouve à la fin avec un grave problème en s’exclamant : « Mais, comment on en est arrivés là ! »
La violence de deuxième rang
J’ai l’intuition qu’il s’agit de la règle plutôt que de l’exception. Et je m’intéresse d’abord, comme je vous invite à vous intéresser, à ma propre conduite et aux violences que je pourrais commettre sans « penser à mal ». Ceci rejoint pas mal de mes propos précédents. Mais il se trouve que je me suis retrouvé récemment dans une situation où j’ai estimé qu’on m’avait fait violence, toutes proportions gardées, en m’imposant de force une situation de fait. Ce qui fut insupportable n’était pas tant la chose que la manière. L’innocence de qui pense ne pas faire de mal se double parfois, comme ce fut le cas, d’une sorte de bonne conscience à la limite de s’étonner que je puisse récriminer… N’oubliez jamais, dans les petits cas comme dans les grands, que le plus grand préjudice n’est pas toujours la violence qui nous est faite, mais souvent la violence de deuxième rang en nous privant de la reconnaissance de ce que nous avons subi.
C’est ainsi que dans « douce violence », la douceur n’est pas moins brutale.
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