Considérez un bref instant cet objet qui ne vous quitte plus : votre smartphone. Malgré toutes les innombrables fonctions qu’il peut remplir (GPS, téléphone, navigateur internet, podomètre…), votre smartphone tient dans votre poche et son usage est d’une facilité déconcertante. Vous surfez d’une appli à une autre d’un bref coup de pouce. La complexité immense de ce petit objet que vous tenez entre les doigts se trouve cachée sous des dehors de simplicité.
Avec l’exemple du smartphone, ce concentré de technologies, nous touchons du doigt le concept de simplexité sans totalement l’appréhender. Cet objet artificiel a été « rendu simplexe », c’est-à-dire qu’il a suivi un processus d’ingénierie complexe qui a permis de rendre simple, épuré, intuitif un ensemble puissant de fonctionnalités.
Simplexité ? Mot valise né du télescopage de simplicité et de complexité. La simplexité est à la fois simple et complexe et ne se réduit à aucun des deux. Alain Berthoz dans l’introduction de son ouvrage sur ce concept va plus loin : simplexité et complexité sont fondamentalement liées.
Des solutions pour simplifier la complexité sans la réduire
Revenons un instant sur la définition des différents termes en jeu pour y voir plus clair. Nous savons que la complexité n’est pas la complication. La complication est un agencement d’éléments simples alors que dans la complexité, l’ensemble des parties n’est pas réductible au tout. Un moteur peut être monté et démonté à l’infini (complication). Il suffit de suivre le plan, la procédure, les consignes pour réussir l’opération. En revanche, la disposition des spaghettis dans un plat s’avère absolument unique et toujours inédite (complexité), au sens où il n’y a pas dans le monde deux assiettes de spaghettis identiques et il n’y en aura jamais. Si vous remuez vos spaghettis avec une fourchette, vous ne pourrez jamais revenir à l’état antérieur, à la configuration précédente, et ce malgré toute votre bonne volonté.
Le vivant se distingue de l’inerte principalement par la survie et la reproduction. Mais toujours selon Berthoz, elle en diffère également par l’idée que la vie a trouvé des solutions pour simplifier la complexité sans la réduire. Ces solutions agissent comme des « principes simplificateurs qui réduisent le nombre ou la complexité des processus et permettent de traiter très rapidement des informations ou des situations, en tenant compte de l’expérience passée et en anticipant l’avenir, qui facilitent la compréhension des intentions, sans dénaturer la complexité du réel »[1]. Ces solutions s’appuient (notamment, car il y en a d’autres) sur les propriétés suivantes :
- la modularité et la séparation des fonctions : dans un organisme vivant, des mécanismes fonctionnent plus rapidement que d’autres, avec des registres d’action différents les uns des autres. Le corps humain est composé d’organes qui ont chacun leur rôle propre et qui se coordonnent.
- la rapidité : un organisme réagit en quelques millisecondes et traite durant ce laps de temps des actes cognitifs des plus complexes, comme la prise de décision. Un pilote d’avion n’a que très peu de temps pour éviter une catastrophe.
- la flexibilité et l’adaptation au changement : Face à un problème, un organisme doit pouvoir décider de comment agir en fonction du contexte, de comment compenser les déficits pour affronter des situations nouvelles, en faisant appel bien sûr à son expérience mais sans s’y fier aveuglement. Un organisme doit disposer ainsi d’un répertoire de solutions. Quand votre portefeuille d’actions chute, plusieurs choix s’offrent à vous. La solution simple et radicale consiste à tout vendre le plus rapidement possible. La solution simplexe — encore plus simple mais plus complexe — consiste à ne rien faire du tout, c’est-à-dire à parier sur l’avenir, à attendre que le marché se reprenne.
Et dans l’entreprise ?
Transposons maintenant cette réflexion à ces organismes vivants que sont les entreprises. A l’heure où l’on nous rabâche – sans doute à raison – que tout est complexe, il n’est pas inutile de s’inspirer de ce concept de simplexité pour réfléchir au comment les entreprises peuvent affronter la complexité et l’une de ses caractéristiques principales, à savoir l’incertitude. L’incertitude par définition ne se prévoit pas, mais nous pouvons nous y préparer, adopter la posture pour l’accueillir au mieux, limiter les dégâts voire l’exploiter à notre avantage.
D’abord, comprendre que dans l’entreprise, chaque organisme (service, individu, partie prenante, etc.) a une logique et une temporalité propre. Vouloir embarquer tout le monde en même temps et de la même manière dans un projet – à plus forte raison quand il s’agit de transformations profondes – est illusoire. Une vision, cela se décline. Cela vaut pour les grands groupes, mais tout autant pour les TPE-PME. Respect et prise en compte de l’hétérogénéité inhérente à toute organisation vivante. Appication du principe de modularité.
Ensuite, travailler la fluidité de l’information et permettre la prise de décision rapide, à effets immédiats. En situation d’urgence, cette capacité peut être vitale. Or, combien d’entreprises sont engluées dans des processus de décision abscons ? Les décisions tardent et quand elles sont prises, leur mise en œuvre relève du quasi-exploit. J’exagère… mais à peine. Application du principe de rapidité.
Enfin, se doter d’éléments de prospective capables d’orienter l’action face aux changements. La rapidité, c’est très bien, mais encore faut-il qu’elle s’exerce dans le bon sens. Gardez à l’esprit l’image des moutons qui courent se jeter dans le vide du haut de la falaise. La rapidité n’est pas la précipitation ; elle suppose une réflexion préalable. Aussi faut-il déjà avoir imaginé où aller. La capacité d’adaptation des organisations n’apparaît pas du jour au lendemain. C’est une culture qui s’entretient. Élaborer des scénarios alternatifs, impliquer les acteurs de l’entreprise (tout en les sécurisant) dans des projets innovants, interroger périodiquement le bien-fondé des règles de l’entreprise pour les supprimer ou les actualiser… Application du principe d’adaptation au changement.
[1] Alain Berthoz, La simplexité, Odile Jacob, 2009, p.11
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