Que ce soit aux États-Unis, en Allemagne, aux Pays-Bas et même en France, la gestion de la main d’œuvre est devenue la principale préoccupation des chefs d’entreprise. Outre-Atlantique, les rémunérations sont en hausse de plus de 4 % sur un an, une augmentation jamais vue depuis 20 ans. Le 2 février dernier, Meta a enregistré une chute de sa capitalisation provoquée par la diminution de son nombre d’utilisateurs et par la baisse des bénéfices, due en partie à une augmentation des coûts liés aux employés. Face à l’évolution du marché du travail, les entreprises de toutes tailles et de tous secteurs tentent de réagir en expérimentant de nouvelles techniques tant pour le recrutement, la formation et la gestion du personnel. Certaines de ces stratégies seront temporaires, d’autres sont amenées à changer les relations professionnelles.
Aux États-Unis, le marché de l’emploi est en état de lévitation. Au mois de décembre, 10,9 millions d’offres d’emploi ont été proposées, en hausse de plus de 60 % par rapport à décembre 2019. Seuls six travailleurs étaient disponibles pour dix emplois ouverts. En novembre, 4,5 millions de travailleurs ont quitté leur emploi, un nouveau record en la matière. Aux États-Unis, le déficit de main d’œuvre est important en particulier chez les hommes, fin janvier, près de 3 % n’auraient toujours pas repris le chemin du marché de l’emploi. Le taux de participation des hommes plafonne ainsi en dessous des niveaux d’avant la pandémie. La baisse sensible de l’immigration durant la présidence Donald Trump se poursuit depuis le début de la crise sanitaire. Par ailleurs, selon une étude de la Federal Reserve Bank of St Louis, cette crise aurait incité 2,4 millions d’actifs à anticiper leur retraite aux États-Unis.
Des primes avant les augmentations de salaire
Pour conserver leurs salariés ou attirer les talents, les entreprises américaines privilégient pour le moment les primes par rapport aux augmentations de salaire. Avant les fêtes de Noël, Amazon a décidé d’attribuer une prime de 3 000 dollars à ses salariés. La rémunération des avocats des 50 plus grands cabinets américains a augmenté de 16,5 % l’an dernier, en partie grâce aux primes, selon une enquête de Citigroup et Hildebrandt, un cabinet de conseil. En janvier, Bank of America a annoncé qu’elle distribuerait à son personnel un milliard de dollars en actions restreintes qui s’acquièrent au fil du temps. Quelques grandes entreprises ont néanmoins décidé d’augmenter la rémunération de leurs salariés les plus modestes. Le salaire horaire de base de Bank of America atteindra 25 dollars d’ici 2025, contre 20 dollars en 2020. En septembre, Walmart, le plus grand employeur privé américain a fixé son salaire minimum horaire à 12 dollars de l’heure, en dessous de l’exigence de 13 à 14 dollars retenus par de nombreux États, mais au-dessus du salaire minimum fédéral de 7,25 dollars.
our le moment, les hausses des salaires restent inférieures à l’inflation. Les rapports de force salariaux évoluent doucement. Cette situation s’explique peut-être par des taux de syndicalisation qui restent très faibles en particulier dans les secteurs du digital. 10,3 % des travailleurs américains étaient syndiqués en 2021. Dans le secteur privé, ce taux n’est que de 6,1 %.
Les entreprises forment leurs futures recrues
Face à la pénurie de main-d’œuvre, les entreprises américaines sont contraintes de revoir à la baisse leurs critères de recrutement. La part des offres d’emploi indiquant « aucune expérience requise » a plus que doublé entre janvier 2020 et septembre 2021, estime la société d’analyse économique « Burning Glass ». Les entreprises abandonnent l’idée d’avoir des diplômés en master même si elles rechignent à embaucher des jeunes sans qualification. Aux États-Unis, comme en France ou en Allemagne, les entreprises sont conduites à former leurs futurs salariés. Toujours selon « Burning Glass », la proportion des offres américaines d’emploi proposant, en septembre 2021 une formation était supérieure de plus de 30 % à celle de janvier 2020. De plus en plus d’entreprises en lien avec les chambres de commerce, les universités mettent en place des centres de formation dont certains sont en ligne. Google a ainsi décidé que les travailleurs obtenant un certificat en ligne en analyse de données, par exemple, seront traités comme un travailleur titulaire d’un diplôme de quatre ans.
Walmart a décidé que deux tiers de ses salariés seraient désormais à temps plein contre la moitié en 2016. Plusieurs entreprises tentent de modifier l’organisation du travail afin d’en réduire la pénibilité. Amazon et Starbucks qui font l’objet de multiples plaintes sur ce sujet ont entrepris de revoir en profondeur les conditions de travail. Au sein des directions humaines, des postes sont créés afin de scruter, d’analyser les démissions. Des conseillers sont embauchés pour prévenir leur multiplication. Ils doivent traiter en amont les salariés qui pourraient avoir la tentation de changer d’emploi.
Un recours croissant à l’automatisation
Faute de personnel, aux États-Unis, des restaurants ont été contraints de fermer ou de réduire leur service. Des chaînes hôtelières, dont Hilton, ont décidé de ne plus faire le ménage au sein des chambres tous les jours. En France, afin de limiter les interactions durant l’épidémie, cette solution avait été également mise en œuvre. Elle pourrait perdurer, les clients sauf avis contraire étant appelés à faire leur lit durant leur séjour.
Selon l’Association for Advancing Automation, les commandes de robots aux États-Unis l’année dernière ont dépassé le sommet prépandémique en volume et en valeur. En Europe, les investissements dans la haute technologie progressent également rapidement. Les robots de service se développent, que ce soit pour le ménage ou la restauration. En Chine, au village olympique, les plats et les boissons sont servis par des robots. Les centres de logistiques et les entreprises de transport s’équipent afin d’automatiser l’empaquetage et l’étiquetage. Le secteur agricole qui recourait à de nombreux employés saisonniers s’équipe également pour cueillir, ramasser, sélectionner, emballer et acheminer. Aux États-Unis, l’entreprise McEntire Produce en Caroline du Sud qui expédie chaque année pour les chaînes de restauration rapide plus de 45 000 tonnes de laitue, de tomates et d’oignons en tranches est passée à l’automatisation faute de main d’œuvre. Le coût des robots ayant fortement diminué, ils deviennent compétitifs par rapport à un salarié. Des sociétés de location louent des robots à la journée à un prix deux fois plus faible que le coût d’un salarié.
L’Allemagne, une pénurie de main d’œuvre sur fond de vieillissement rapide de la population
L’Allemagne est également confrontée à de réels problèmes de main d’œuvre. Si les démissions n’ont pas la même ampleur qu’aux États-Unis, l’industrie ne fait plus rêver. Les jeunes ne veulent plus vivre dans des bassins industriels. Ils partent pour les grandes métropoles. Les cités des anciens Länder de l’Est sont confrontées à un exode important. En Saxe, des dizaines de milliers de jeunes de moins de 35 ans sont partis ces trente dernières années. Face à la pénurie de main-d’œuvre, les maires et les employeurs ont lancé en 2019 un programme afin de sensibiliser les jeunes sur l’intérêt de l’industrie. Des visites d’usines sont organisées et de multiples mesures d’incitation ont été instituées afin de les encourager à s’inscrire en apprentissage. Malgré le renfort de l’immigration, l’Allemagne doit faire face à une diminution de sa population active. Celle-ci devrait se contracter de 5 millions d’ici 2030. Le taux de chômage est inférieur à 3 % dans de nombreux Länder. L’industrie peine à attirer les jeunes tout comme les hôtels, les restaurants ou les compagnies aériennes. Les jeunes Allemands privilégient les emplois dans le secteur public, à horaires fixes et situés en milieu urbain. En octobre dernier, 43 % des entreprises allemandes ont déclaré souffrir d’un manque de main-d’œuvre qualifiée, contre 23 % un an plus tôt selon une enquête menée auprès de 9 000 entreprises par la KFW, la banque de développement de l’État, et Ifo.
En Allemagne, à l’exception de l’AFD et d’une partie de la CDU/CSU, un large consensus existe pour l’accueil de travailleurs immigrés.
Face à la pénurie de main-d’œuvre, en Allemagne comme aux États-Unis, les entreprises prévoient d’augmenter les salaires. Selon l’institut Ifo, 78 % d’entre elles estiment que les salaires augmenteront, cette année, de 4,7 %. Par ailleurs, le salaire minimum horaire en Allemagne devrait passer, d’ici la fin de l’année 2022, de 9,6 à 12 euros.
De nouvelles méthodes de gestion du personnel en Allemagne
Pour conserver ses jeunes employés, Allianz met en avant une organisation plus flexible à travers un programme baptisé « nouvelles méthodes de travail » qui comprend des options telles que le travail à distance au moins 40 % du temps. Il est également possible pour les salariés d’être en télétravail à l’étranger. Les déplacements professionnels sont réduits au maximum tout comme les réunions. Cette compagnie d’assurance limite ainsi les réunions à 25 ou 50 minutes et permet une pause entre les appels. En outre, il fournit un soutien en matière de santé mentale, y compris aux employés qui préfèrent rester anonymes.
Bosch permet à ses salariés de choisir parmi cent modes de travail. Il est possible de composer son travail comme une voiture avec de multiples options. Il est ainsi admis d’occuper des postes de management ou des postes opérationnels, de passer de l’un à l’autre tout en ayant la même rémunération. Un salarié peut avoir plusieurs emplois à temps partiel au sein de l’entreprise. Pour attirer de nouveaux salariés, les entreprises allemandes proposent de plus en plus de services comme la garde d’enfants, les activités sportives. Bosch a dépensé 75 millions d’euros pour la création d’un centre de santé au sein de son siège à Abstatt et une salle de sport. Delivery Hero, une entreprise de livraison de nourriture en ligne basée à Berlin, propose aux travailleurs des cours de yoga virtuels, des abonnements à une salle de sport et des locations de vélos subventionnées. Plusieurs entreprises proposent des cycles de conférence pour leurs salariés. Elles en organisent pour des étudiants afin de se montrer sous leurs meilleurs atours. De plus en plus d’entreprises allemandes mettent en place des formations pour leurs salariés afin d’augmenter leurs compétences. Allianz encourage les employés à consacrer une heure de travail par semaine pour suivre un cours parmi les plus de 10 000 proposés, de la conception graphique au big data. Siemens dépense 175 millions d’euros par an pour la formation et le recyclage de ses travailleurs en Allemagne (et presque autant dans ses opérations à l’étranger).
En France, les entreprises s’adaptent également face à la pénurie de main-d’œuvre. JC Logistique, une PME de 38 salariés installée dans un village des Vosges, à une trentaine de kilomètres de Remiremont, a décidé de passer à la semaine de quatre jours pour attirer des jeunes. Total Energies réfléchit également à passer à la semaine de travail de 4 jours. De nombreuses entreprises mettent en avant la possibilité d’avoir deux journées télétravaillées en dehors des périodes de restriction sanitaire. De plus en plus proposent des services ou des activités (sports, livraisons au bureau des courses, pressing, etc.).
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