Biaise-moi (4) : perdre pour ne pas se perdre

« Il est moins grave de perdre que de se perdre », écrivait Romain Gary. Pourtant, perdre peut conduire à se perdre. C’est ce qui peut nous arriver si nous ne prenons pas conscience de notre biais d’aversion pour la perte.

Votre famille s’agrandit et vous souhaitez emménager rapidement dans un logement plus vaste et plus adapté. Pour cela, vous devez vendre votre appartement actuel pour vous constituer un apport. Mais très vite, vous vous rendez compte que le bien que vous voulez vendre se négocie actuellement en deçà du prix auquel vous l’avez payé il y a cinq ans. Que faites-vous ?

Il y a tout à parier que vous ne vous résoudrez pas facilement à vous séparer d’un bien en ayant le sentiment d’avoir perdu de l’argent. Vous repoussez donc votre projet d’achat à une date indéfinie. Dommage pour la petite famille… Mais en différant sine die cette vente, vous courez également le risque que votre bien perde à nouveau de la valeur. Psychologiquement, vous ressassez cette situation. Ce statu quo vous bloque et vous vous en voulez rétrospectivement d’avoir fait une si mauvaise affaire.

Peur de perdre

Ce comportement est bien compréhensible. En finance, l’aversion pour la perte se définit comme cette réticence à vendre un actif en deçà du prix auquel on l’a acheté. C’est une réticence courante chez les investisseurs novices. Cette notion d’aversion pour la perte est au cœur de la théorie des perspectives développée par le prix Nobel Daniel Kahneman. De nombreuses études ont été menées pour l’accréditer, notamment dans le domaine du sport ou des affaires. Quand un chef d’entreprise doit décider, les pertes potentielles pèsent plus lourd que les gains potentiels. Là également, le poids du négatif l’emporte sur celui du positif. Robert Cialdini, professeur en psychologie sociale et auteur du best-seller Influence et manipulation, avance une réponse possible sur l’origine de ce biais :

« Quand on a de quoi survivre, une augmentation des ressources est utile, mais une diminution de ces mêmes ressources peut être fatale. Il est donc cohérent d’être particulièrement sensible au risque de perte »[1].

Des leçons à tirer pour le commercial ou le manager

Mais l’aversion pour la perte, c’est surtout une astuce largement exploitée dans les argumentaires commerciaux, astuce qui s’appuie sur le constat suivant : nous accordons de manière parfaitement inconsciente plus d’attention à ce que nous pouvons perdre qu’à ce que nous pouvons gagner. Tirer habilement sur cette corde s’avère efficace pour pousser à l’action. Les marketeurs l’ont bien compris. Pour obtenir ce que l’on veut de quelqu’un, il importe donc de formuler sa requête sous forme de perte potentielle plutôt que sous celle de gain espéré. Vous souhaitez qu’un internaute s’inscrive à votre newsletter ? Plutôt que de lui promettre un bon d’achat de 10 euros, prévenez-le qu’il perdra son bon d’achat de 10 euros s’il ne s’inscrit pas. Nous sommes bien d’accord que sur le fond, il s’agit de la même chose. Néanmoins, le travail sur la forme/formulation permet d’engager davantage.

Sur le plan managérial, l’aversion pour la perte doit également être considéré. Dans tout projet, les acteurs auront tendance à majorer ce qu’ils peuvent perdre que ce qu’ils ont à gagner. Le dirigeant aura ainsi à cœur d’anticiper les désavantages d’une situation afin de se préparer à répondre aux inquiétudes qui apparaîtront. Par exemple lors d’une réorganisation d’entreprise, les acteurs se focaliseront en priorité sur ce qu’ils peuvent perdre en termes de finance, de pouvoir, de reconnaissance, d’intérêt. Le dire est une évidence, mais cette évidence est trop peu prise en compte – voire éludée – par les managers. Même si votre projet est habillé avec les meilleurs intentions du monde et ficelé de main de maître, celui-ci risque de capoter si vous n’avez pas anticipé ce facteur capital lié à l’aversion pour la perte.


[1] Robert Cialdini. Influence et manipulation : L’art de la persuasion, First Editions, 2021.

Crédit Photo : Engin Akyurt – Pexels

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