Il semble aller de soi que « ne pas juger » est une condition essentielle d’un fonctionnement sain dans les équipes. Comment, en effet, puis-je m’exprimer librement si je sens peser sur moi le jugement féroce de mes pairs ou de ma hiérarchie ? Toutefois, cette belle utopie est-elle réalisable ? Est-il possible de ne pas juger ?
Avouez-le — et je le confesse avec vous — vous avez croisé des personnes qui vous ont exaspéré par, au choix, leur bêtise, leur orgueil, leur égoïsme, etc. Et peut-être même qu’il s’est trouvé de telles personnes dans vos équipes ou dans des équipes avec lesquelles vous deviez collaborer. Des personnes, donc, avec lesquelles vous avez peut-être été en réunion et qu’il vous aurait fallu, à cette occasion, « ne pas juger ». Y êtes-vous parvenus ? Si vous répondez que vous savez faire cela sans problème et à coup sûr, vous pouvez cesser immédiatement la lecture de cet article et repartir avec le témoignage de mon admiration.
Une tâche impossible
Sinon, bienvenue au club ! Ne pas juger est, à mon avis, impossible, surtout quand le jugement a déjà été prononcé avant même que la réunion ne commence, avant même que la personne n’ouvre la bouche. Le jugement est présent dans notre esprit et biaise notre écoute, quelles que soient nos bonnes intentions.
Est-ce à dire qu’il faut lâcher toute ambition sur le sujet ? Certainement pas !
Le terme technique utilisé par les professionnels est : suspension du jugement. D’aucuns précisent : suspension du jugement phénoménologique. Expliquons-nous.
Suspendre le jugement ne signifie pas absence de jugement, mais accepter de le mettre de côté pendant un temps. Il suffit pour cela d’un peu d’imagination, afin de séparer le propos de celui ou celle qui l’a prononcé. Dire que c’est suffisant ne signifie cependant pas que c’est facile. Avançons encore d’un cran.
Question d’interprétation
Suspension du jugement phénoménologique fait allusion à l’interprétation de ce que nous observons ou entendons. La phénoménologie étant en effet la branche de la philosophie qui s’intéresse au monde tel que nous l’observons, en restant au plus près de notre observation. Concrètement, il s’agit de prendre conscience très précisément de ce que nous transmettent nos sens, avant même l’opération, souvent très rapide et immédiate, des interprétations que nous en faisons. Non seulement, s’extraire de la pensée automatique : « Untel est un imbécile, donc ce qu’il dit est idiot », mais aussi ne pas supposer que l’usage qu’il fait des mots est celui auquel nous sommes accoutumés.
Prenons un exemple concret avec lequel vous êtes sans doute déjà familier : un client X vous dit : « C’est trop cher. »
Si vous pensez de lui qu’il est un radin, ça ne vous étonnera pas. Même dans le cas contraire, par exemple avec une personne que vous n’avez jamais vue, vous pourrez imaginer que le client est en train de négocier, ou qu’il veut se débarrasser de vous.
Par rapport à l’injonction de « ne pas juger », qui est comme se retenir de faire quelque chose, la suspension du jugement phénoménologique consiste en une démarche active et volontaire, qui consiste à interroger chaque chose que nous percevons, pour déjouer les interprétations immédiates. C’est trop cher, qu’est-ce que ça veut dire ? Trop cher pour ce que c’est, trop cher pour mon budget, trop cher pour mon besoin, trop cher par rapport à vos concurrents ou simplement trop chers par rapport à ce qu’il avait imaginé ?… Vous le savez bien, il ne faut pas s’arrêter à notre première compréhension. Il en est de même dans nos relations, spécialement avec ceux au sujet desquels nous avons des a priori négatifs.
Suspendre son jugement
Bien souvent, nous nous précipitons pour répondre à quelqu’un qui nous avoue sa tristesse, pour répondre que nous le comprenons. C’est ici qu’il ne faut pas juger, c’est-à-dire préjuger de ce que signifie « être triste » pour lui, comme si ça devait automatiquement correspondre à votre imaginaire.
Une écoute réelle et profonde passe donc par cette phase de suspension du jugement, condition féconde pour donner à autrui le sentiment d’avoir été entendu. Et une chance d’apparaître à vos yeux autrement que comme ce que votre jugement premier a édicté.