D’après une étude de l’Ifop menée via internet, du 10 au 14 novembre dernier, auprès d’un échantillon représentatif d’un millier de Français (1 001 personnes) et reprise la semaine dernière dans la revue L’éléphant, les Français sont de moins en moins sûrs d’eux concernant leur niveau de culture générale. Alors que la formation continue à se développer dans de nombreux domaines, la culture G semble être totalement oubliée des entreprises. A tort, car son utilité peut être un levier d’épanouissement et… de performance.
La culture générale, tout le monde vous en dira le plus grand bien. Personne pour vous affirmer que l’on peut s’en passer. Et pourtant, elle est rarement une « soft skill » interrogée lors d’un recrutement, reléguée qu’elle est à la case hobby ou passion en fin de CV : j’aime le cinéma, j’adore le théâtre ou les expositions, je suis fasciné par le Japon… ça fait toujours bien et ça ne mange pas de pain. Le risque d’être pris en défaut sur le sujet est rare puisqu’il est la plupart du temps passé sous un silence poli. A l’heure où la lecture est devenue une pratique culturelle de niche, la culture générale fait figure de vestige.
Les entreprises sont néanmoins quotidiennement rattrapées par cet oubli de la culture générale via un symptôme problématique entre tous : l’orthographe ! Mail de collaborateurs bourrés de « fotes », tournures approximatives, vocabulaire indigent… autant de lacunes qui peuvent donner une image déplorable de l’entreprise. Un sondage OpinionWay pour Bescherelle publié en février 2019 révélait que 92 % des DRH interrogés estimaient qu’une mauvaise expression écrite des salariés avait un impact négatif. De fait, un commercial qui vous assène un « si vous croivez que… » ne déclenche pas une immédiate impulsion d’achat. Pourquoi ? Parce qu’il donne une idée médiocre de l’entreprise, du produit ou des services qu’elle propose. Pour remédier à ce « retour du refoulé », nombreuses sont les structures qui aujourd’hui doivent avoir recours à des formations ad hoc pour pallier les déplorables carences en question.
Or justement, si la formation continue se développe aujourd’hui dans les domaines les plus techniques comme les plus spécialisés, en raison de leur évolution permanente et de la nécessaire adaptation du salarié à son monde professionnel ; curieusement, la base de culture générale transmise par le système scolaire est considérée comme définitivement acquise alors que ce savoir dit « général » serait celui qu’il conviendrait le plus impérativement d’explorer, d’entretenir, d’actualiser.
Racines de l’oubli et utilité de la culture G
Pourquoi ne le fait-on pas ? Parce que les racines de cet oubli sont profondes, la tache infinie et la garantie d’une rentabilité immédiate, nulle. Il faut en effet tout d’abord reconnaître que les entreprises payent l’impasse des formations supérieures en la matière : que ce soit en école de commerce, d’ingénieur ou de management, la culture générale est souvent le parent pauvre des cursus. Son enseignement se réduit à une peau de chagrin quand il n’est pas tout simplement oublié.
Est-ce à dire que la culture générale et plus largement, la connaissance ou la réflexion, sont superflues à l’individu comme à la vie de l’entreprise ? Rien n’est moins sûr : tous les cadres recevant une formation à peu près équivalente en fonction de leurs spécialités, comment vont se différencier deux individus aux profils quasi identiques, parfois très formatés ? Par leurs comportements, leurs savoir-être, mais aussi par leurs intérêts personnels et dans une large mesure par leur culture. A diplôme équivalent, des études ont montré une corrélation importante entre le niveau d’efficacité d’une personne et celui de sa culture générale. Plus un individu est « cultivé », plus il se révèle performant. Ainsi, un Asset Manager connaissant un peu l’histoire de l’architecture sera toujours plus à même de parler de ses actifs de façon intéressante ; un avocat sera plus éloquent s’il peut citer Cicéron, une styliste qui connaît l’histoire de la peinture se révélera probablement plus créative, car elle pourra puiser son inspiration dans ces sources inégalables. Enfin, un dirigeant cultivé sera plus facilement convaincant, trouvant plus aisément des arguments autres que d’autorité. Un Général qui ne manquait pas de culture en avait eu l’intuition : « La véritable école du commandement est la culture générale. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote », écrivait Charles de Gaulle dans Le fil de l’épée.
Ressources humaines réelles et développement personnel durable
Cette utilité pratique de la culture générale est rarement mise en évidence. C’est que les contours de la « discipline » restent très flous. La culture G, ça commence où ? Ça finit quand ? Comment la définir ? Risquons-nous à dire que c’est ce que chacun est supposé savoir, le fond commun, le plus petit dénominateur commun (dans tous les sens du terme) qui vient à la fois sceller le savoir partagé d’un groupe (d’une communauté ou d’une nation), mais aussi déployer les multiples passerelles qui permettent d’aller vers l’autre… et les autres.
Si l’on doit parler de ressources humaines réelles, la culture générale en est le véritable terreau : celui où l’épanouissement individuel de chacun dialoguerait en bonne intelligence avec celui de l’autre pour le plus grand bénéfice de tous et notamment ici des entreprises. On ne peut donc qu’appeler ces dernières à cultiver leurs ressources humaines (et non plus seulement les gérer). Cela devrait même faire partie de leurs préoccupations RSE ! Le processus culturel constitue un authentique développement personnel durable (et développement durable personnel), une sorte « d’écologie de l’esprit » pour reprendre un célèbre titre de l’anthropologue Gregory Bateson.
La culture est en effet le véritable squelette d’un individu. Elle structure sa pensée et détermine ses rapports avec les autres, son mouvement vers eux ainsi que sa vision du monde. A l’opposé de toutes les techniques de développement personnel dont peuvent être friandes les entreprises parce qu’elles promettent à « peu de frais » (sans grands efforts) bien-être physique ou épanouissement mental pour un résultat généralement superficiel et éphémère ; la culture ne promet rien. Elle permet. Elle n’est pas une promesse, mais la permission qui reste sans cesse à actualiser.
La culture d’accord, mais comment ?
Alors que peuvent faire les entreprises dans ce domaine ? Difficile de répondre aisément tant la tâche est vaste. A proprement parler, on ne donne pas de culture à quelqu’un, on lui donne l’occasion de se cultiver, l’opportunité de faire tel ou tel choix, telle ou telle découverte ; de se mettre dans une trajectoire d’étonnement, dans un processus d’intérêt qui va venir féconder un parcours de connaissance. C’est pourquoi il semble indispensable de favoriser les pratiques culturelles au sein même de l’entreprise. C’est initialement l’une des fonctions du Comité d’Entreprise pour celles qui en possèdent un. Mais trop fréquemment, l’action culturelle se résume à de la « billetterie » ou du chèque-cadeau. Des initiatives simples sont pourtant facilement réalisables : organiser des clubs de lectures ou des cafés philo, mettre en place des bourses d’échanges de livres animées ; faire rentrer les œuvres d’art au sein de l’entreprise, faire appel à des conférenciers… les exemples pourraient être multipliés à loisir. Les offres spécialisées à destination des entreprises sont d’ailleurs aujourd’hui en plein essor.
Le défi est d’autant plus grand qu’il n’y a jamais de culture définitivement constituée. Cette dernière est un mouvement qui se donne dans des choix (engouements ou dégoûts) sans cesse reconduits et s’invente en une multitude de chemins à emprunter. Impossible de tous les prendre, de tout connaître. Il n’y a pas d’intégrale du savoir. Ni de résultat définitif en matière de culture. Et c’est bien heureux ! On n’en a jamais fini avec la culture quand on a commencé avec elle. C’est un processus sans fin au risque duquel l’entreprise aurait toutefois fort à gagner.
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