Une notion cruciale dans le processus de transformation, qu’il s’agisse de transformer sa vie, son organisation, la société ou même le monde, est celle de contrôle. Le mot « contrôle » a parfois une connotation péjorative ; ici il ne s’agit pas de contrôler le monde, mais simplement celui qui nous entoure, notre monde à nous, notre milieu. Contrôle s’oppose ici à passivité et impuissance, au sentiment qu’il n’y a rien que nous puissions faire pour changer ce qui ne nous convient pas. La rationalisation de l’impuissance, le fait que les membres d’un collectif aient conclu qu’ils ne pouvaient rien pour faire changer celui-ci est un obstacle important à la transformation.
L’une des notions les plus importantes dans la psychologie collective est celle de « lieu de maîtrise » ou « lieu de contrôle » (en anglais : locus of control). Le lieu de contrôle est la mesure dans laquelle les gens croient qu’ils ont un contrôle sur le résultat des événements de leur vie, par opposition aux forces extérieures (hors de leur influence). Le « lieu » d’une personne est qualifié d’interne lorsque celle-ci croit qu’elle peut contrôler sa propre vie ou d’externe lorsqu’elle croit que sa vie est contrôlée par des facteurs extérieurs qu’elle ne peut pas influencer (autres personnes, hasard, chance, forces divines, société hostile, etc.). Il s’agit bien évidemment d’une croyance : je crois que je ne peux rien faire sans l’aval de mon chef, mais peut-être n’est-ce pas vrai ; c’est un modèle mental que j’ai développé et qui me bloque. Mon chef, de son côté, se lamente peut-être de ma passivité, sans savoir comment me le dire.
Parfois, c’est un accident qui force quelqu’un à prendre sa vie en main, comme pour Madame Tao, une Chinoise quasi illettrée jetée à la rue du jour au lendemain à la suite de la mort subite de son mari, qui a survécu en cuisinant du riz pour les étudiants du coin et qui, de petites victoires en petites victoires, a fini par créer une entreprise vendant Lao Gan Ma, une sauce épicée, dans le monde entier et devenir une véritable star dans son pays. Mais, faute d’un tel événement, beaucoup de personnes peuvent rester dans un état de passivité toute leur vie.
Cette notion de lieu de contrôle est très importante, parce que nous pensons que les gens n’évaluent leur capacité à changer une situation qu’après avoir analysé celle-ci. Confrontés à un problème, ils essaieraient d’abord de le comprendre et de voir comment ils pourraient le résoudre, puis ils imagineraient une ou plusieurs solutions possibles. Ils évalueraient ensuite la faisabilité de chacune d’entre elles, et peut-être également ses chances de succès, puis ils choisiraient la meilleure pour la mettre en œuvre. Cela semble très logique, mais les gens ne font pas du tout comme cela. S’ils croient qu’ils n’ont pas le pouvoir de résoudre un problème ou de changer une situation insatisfaisante, autrement dit si leur lieu de contrôle est externe, alors ils cessent d’y penser. Ce n’est que lorsqu’ils pensent avoir une véritable possibilité d’agir et de changer leurs conditions qu’ils commencent à réfléchir au problème. C’est assez rationnel au fond : pourquoi dépenser de l’énergie à réfléchir à un problème, si l’on pense que, de toute façon, on ne pourra pas le résoudre ?
La conception selon laquelle on n’évalue la capacité à résoudre un problème qu’après avoir analysé celui-ci traduit une pensée cartésienne qui est très éloignée de la réalité : elle suppose, entre autres, que chacun se sente a priori capable de résoudre les problèmes auxquels il est confronté et qu’il y ait forcément une solution, pourvu qu’on fasse l’effort de la chercher. Mais ce n’est pas le cas. Des années passées à faire face à un même problème entraînent une forme de rationalisation ; les gens se sont habitués et bien souvent ne voient même plus la situation comme un problème, mais simplement comme leur réalité. Face à un problème jugé insoluble, ils ont développé des stratégies pour « faire avec » et s’en accommoder. C’est la condition de leur confort psychologique, parfois même de leur survie. Et donc, comme ils se sentent incapables d’avoir le moindre effet sur la situation, ils finissent par penser que ce n’est pas un problème et développent une impuissance apprise, une expression proposée en 1975 par le psychologue Martin Seligman.
Une grande ombre qui plane sur les premiers efforts de transformation est donc la rationalisation de l’impuissance, c’est-à-dire les raisons que chacun se donne pour conclure que l’initiative est vaine ou impossible : « Untel a essayé et s’est fait licencier », « On a déjà essayé et ça n’a pas marché », « À mon niveau je ne peux rien faire », « On a toujours fait comme ça ici. » Les rationalisations sont présentées comme des évidences, des faits tirés de l’expérience, des choses indiscutables, logiques, pragmatiques, réalistes. Elles sont très importantes parce qu’elles procurent à celui qui les élabore un confort psychologique : il peut conclure que rien n’est de sa faute ni de son fait.
Les rationalisations doivent être reconnues comme telles afin que l’activiste ne soit pas pris au piège des problèmes de communication ou ne les traite pas comme des situations réelles. Travailler sur l’évolution du lieu de contrôle va donc être primordial. Apprenez à rechercher les rationalisations et à les démonter. Bien entendu, il sera plus facile de s’appuyer sur les parties prenantes qui ont un lieu de contrôle interne, mais il est probable que dans un système qui a du mal à se transformer, la majorité aura initialement un lieu de contrôle externe. Il va falloir organiser un basculement de l’externe vers l’interne.
Petites victoires contre impuissance apprise
L’intérêt des petites victoires est évident ici : elles sont à la portée de chacun, c’est d’ailleurs pour cela qu’elles sont conçues. Elles permettent de convaincre les acteurs qu’ils ont le pouvoir d’obtenir une victoire. Dès lors qu’ils sont convaincus d’avoir ce pouvoir, ils se mettent à réfléchir à la situation et à envisager d’agir. Ils vont se dire : « Je peux faire des choses dans mon environnement ; elles ne sont peut-être pas très importantes, mais au moins, c’est moi qui les contrôle. » Le changement est très important dans la vie des gens lorsqu’ils prennent conscience qu’ils peuvent avoir un degré de contrôle sur leur vie, même très limité. Le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus rapporte ainsi qu’inculquer les bases de la lecture et du calcul aux femmes du Bangladesh leur a permis de créer leur propre commerce et donc d’acquérir une certaine autonomie, ce qui change complètement leur vie.
Le premier travail de l’activiste est donc de redonner aux individus autour de lui le sentiment qu’ils peuvent vraiment faire quelque chose, et obtenir une petite victoire est le meilleur moyen pour y arriver. Le sociologue Saul Alinsky raconte ainsi comment il a redonné ce sentiment au groupe d’activistes d’un ghetto noir dans les années 70. Quelques années auparavant, suite à une dispute obscure, les habitants avaient refusé la visite des infirmières de la ville dans le quartier. Mais, rapidement, l’absence de ces dernières s’était fait sentir, notamment sur la santé des enfants qui n’étaient plus suivis. Les habitants se plaignaient, fustigeaient les services sociaux, mais ne faisaient rien. Alinsky propose alors au groupe de venir protester au service médical de la ville pour exiger le retour des infirmières. Or il sait pertinemment que la visite des infirmières est un droit, que la ville les renverra dans le quartier sur simple demande et que ses services n’attendent que cela. Il a cependant besoin que son groupe voie le retour comme une victoire arrachée de haute lutte à une administration hostile. Il doit donc déployer des trésors d’habileté durant la discussion pour empêcher la responsable de dire que cela ne pose aucun problème. « Madame, nous exigeons la reprise de ces visites ! » Approbation du groupe. « Mais monsieur c’est ce que j’essaie de… » « Madame, pas de discours, nous voulons un oui et rien d’autre, alors c’est oui ? » « Oui monsieur… » « Victoire ! »
Le philosophe Spinoza l’avait souligné également avec la notion de conatus (effort), qui caractérise le besoin fondamental de chaque être humain de progresser, de se développer dans son être. C’est un résultat que l’on peut généraliser et qui est acquis depuis longtemps en psychologie. Les chercheurs Teresa Amabile et Steven Kramer ont étudié les émotions de dizaines d’employés de plusieurs organisations dans diverses situations et ont conclu que ce qui motive les gens au quotidien dans leur travail est avant tout le sentiment qu’ils font des progrès.
Commencer par une victoire, si petite soit-elle
Une petite victoire donne le sentiment que le progrès est possible, ce qui augmente la confiance et la motivation pour rechercher d’autres victoires, déplaçant le lieu de contrôle vers l’intérieur. Les gens commencent alors à s’intéresser sérieusement au problème, car l’effort qu’ils font n’est plus sans espoir ; leur investissement devient rationnel. Cela est valable même lorsque le premier résultat est minime et concerne un aspect banal de l’environnement de travail. Le mieux que peut faire un activiste est d’agir en catalyseur pour permettre aux initiateurs d’avancer en supprimant les obstacles qu’ils rencontrent. On ne le répétera jamais assez : il est absolument crucial que les premières actions se traduisent par des victoires. Tout doit être fait pour que ce soit le cas, et en particulier réduire l’ambition des initiatives. Il faut le répéter, car c’est totalement contre-intuitif. Mon expérience est que sans une discipline de fer à cet égard, même des activistes bien au fait de la notion de petite victoire sont inconsciemment amenés à faire le contraire, minant ainsi rapidement leur effort par des échecs qui auraient pu être évités.