Des vêtements intemporels conçus pour durer, puisque destinés originellement à la pratique d’un métier, d’un sport ou de la tradition folklorique : c’est ce que propose à Marseille Isabelle Crampes, via son entreprise De Toujours. En somme, une autre conception de l’éco-responsabilité, synonyme de préservation des savoir-faire. Et donc, des écosystèmes œuvrant autour du textile.
Elle a œuvré dans le trading, puis la musique (le festival Marsatac, c’est elle) avant de se consacrer aujourd’hui au monde du textile… mais pas forcément de la mode. Car Isabelle Crampes, qui a choisi ce secteur pour « parler au monde », revendique une démarche un peu à contre-courant de cette dernière, voire diamétralement opposé à celle de la « fast fashion ». Tout est dit dans le nom de sa marque : De Toujours. Soit une autre façon de concevoir le durable, explique-t-elle. Sa vision du textile éco-responsable en effet, ce n’est pas « sourcer du coton ou du chanvre bio à l’autre bout de la planète et produire en masse, mais plutôt miser sur des vêtements conçus pour durer ». Au sens premier du terme, donc…
Ainsi De Toujours, c’est un stock permanent de 140 références intemporelles et une constante, en termes de positionnement : les pièces sélectionnées collent toutes à une fonctionnalité, un usage relatif au monde professionnel ou à la pratique sportive. Elles peuvent encore relever de la tradition ou du folklore. « Car la source historique du vêtement passe toujours par ces trois fonctions. Ce sont des pièces archétypales, et à un moment donné, elles ont inspiré la mode ». Ainsi sur son e-shop, les bottes de gardiane camarguaise voisinent avec la salopette de travail en moleskine, la veste de l’armée suisse, le tutu long ou la blouse brodée de Roumanie. En somme, un conservatoire vivant de l’histoire du vêtement. Une vocation qui n’a pas échappé au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), qui a organisé dans ses murs, tout au long du deuxième semestre 2020, une exposition nommée « Vêtements modèles », dont Isabelle Crampes était commissaire.
Stylé, mais non pas iconique
Oui, mais… comment aller les chercher, ces intemporels ? « J’ai élaboré toute une liste au début du projet, avec des évidences : pas tous les vêtements de métiers ont marqué l’histoire de la mode. Et puis, on peut tirer le fil de cultures qui l’ont également impactée. Parfois cela se passe par la littérature ! Ainsi le Philéas Fogg de Jules Verne, dès les premières pages, “enfile son Macintosh”… Chacun ses références, elles sont en nous. Nous œuvrons dans une sorte de co-construction avec les clients, qui nous demandent eux aussi d’inclure telle ou telle pièce. Par contre, on ne fait pas du vintage ou de l’iconique. On ne choisit rien sans un temps d’observation de ce qui a duré, au fil du temps. Il faut enfin que la pièce recouvre cette notion de style ». Pour autant, le travail de l’équipe de De Toujours, c’est de rendre ces vêtements encore plus « sexy ». Exemple avec la parka M65 de l’US Air force, portée par les jeunes Américains au Vietnam, puis par Robert De Niro dans le film Taxi Driver, avant d’être adoptée ensuite par la contre-culture… « Mon rôle c’est d’expliquer tout ça. On travaille là-dessus, on voit comment la pièce a navigué jusqu’à nous, de quels symbolismes elle s’est chargée. On porte donc un regard culturel, puis on photographie pour montrer comment la porter, on détourne… Bref, on initie au style et on documente le savoir-faire de l’artisan. Pour cela, nous sommes dans un dialogue permanent avec nos fournisseurs ». Parmi ces derniers, 70 % d’artisans labellisés « entreprise du patrimoine vivant ». Toutefois, Isabelle Crampes fait aussi appel à des structures plus industrielles, quand la pièce visée est confectionnée dans leurs murs. Ainsi l’entreprise travaille-t-elle avec des fabricants spécialisés historiques, introduits sur le marché du prêt-à-porter, à l’instar de la maison Lafont. Objectif : grandir ensemble.
Distribution, et désormais création
Pour autant, Isabelle Crampes mise plutôt sur un développement raisonné de son entreprise, « afin de rester capable de répondre à la promesse de qualité faite à la clientèle » et conserver la proximité avec cette dernière. Toutefois, reconnaît-elle, « nous arrivons à une étape clé de notre parcours, nous avons besoin de fédérer d’autres acteurs qui cultivent notre vision. Nous avons créé un écosystème, travaillons avec des fournisseurs en impactant leur conscience. Mais pour qu’ils s’investissent dans une production plus soutenue, je dois m’engager sur un an de fabrication… Nous avons donc besoin du pouvoir institutionnel et du soutien d’acteurs économiques pour aller plus vite. Il y a urgence à faire mieux ».
En attendant, Isabelle Crampes joue désormais sur une nouvelle facette de son métier, outre la distribution. Car la dirigeante vient de créer une première pièce, en collaboration avec le Chef étoilé Armand Arnal et la Botte Gardiane. Il s’agit d’une ceinture multipoches nommée Miam, inspirée de l’univers de la cuisine, permettant d’y ranger les couteaux, mais là encore, destinée à être détournée. Le prélude à une longue série ? Isabelle Crampes ne se prononce pas pour l’instant, attendant sans doute de voir l’accueil réservé à sa ceinture, fraîchement mise sur le marché.
En somme, l’approche reste pour l’heure B to C, via la vente sur le site marchand de la marque, avec une part de 40 % du CA réalisée à l’étranger.
Toutefois, Isabelle Crampes aspire à jouer plus directement ce rôle de conseil et adresser le marché B to B to C. D’autant que certaines marques haut de gamme se sont déjà retournées vers quelques fournisseurs de De Toujours, notamment du côté de la Camargue… Objectif atteint, donc, en termes de mise en lumière de ces artisans.
Préserver les savoir-faire
Mais attention au double tranchant, en la matière : « certaines pièces ont évolué vers du prêt-à-porter, et c’est là qu’elles se mettent en danger, qu’elles se dévoient ». Une fois cette dernière dans la tendance, elle est reproduite à l’envi, notamment par les acteurs de la fast fashion. « Et à ce moment précis, les fabricants originels ne vendent plus, c’est comme cela que les artisans meurent, que des pans entiers de culture disparaissent. Puis lorsque cette pièce n’est plus à la mode, il n’y a plus personne pour perpétuer ce savoir-faire et la fabriquer ». Et de citer l’exemple du débardeur Sugar, créé par des ingénieurs français et anglais lors de la période hygiéniste. « Ils cherchaient à concevoir un vêtement qui éponge la sueur et colle au corps. Pour ce faire, ils ont mis au point la complexe maille Richelieu prodiguant de l’élasticité au tissu, ce sans élasthane ». Mais le débardeur, soudain dans la lumière des années 80, se clone avec le concours de la chimie, les machines à tricoter la maille Richelieu se raréfient… Face au phénomène, Isabelle Crampes oppose la fidélité à ses fournisseurs, le besoin de rester dans la pédagogie, d’expliquer que « porter l’original, c’est mieux », ce notamment via les réseaux sociaux. Elle songe par ailleurs à la mise en place d’un label. « Là encore, il y a un appui institutionnel qui est nécessaire. Garder les savoir-faire intelligents et les transmettre, c’est presque de l’ordre du service public ».