Un entrepreneur BTP membre du CJD m’a raconté qu’on était venu lui proposer un joli marché de travaux dans une entreprise historique de sa province. Mais on ajoutait : « il faudrait que tu arranges d’abord le garage du chef de service ». Réaction de l’entrepreneur : « j’ai renoncé au marché, je n’ai pas voulu mettre un doigt dans l’engrenage vicieux ».
La corruption pollue les marchés. Le sous-titre du guide publié en juin par l’Agence française anticorruption de la Direction des achats de l’État, vaut programme. « Maîtriser le risque de corruption dans le cycle de l’achat public. » L’objectif devient vital, au figuré comme au propre, dans la crise globale que nous traversons. Le 9 décembre, journée mondiale anti-corruption, le mouvement The Good Lobby Italia a cadré ce problème qui concerne tous les pays. « Du succès de la lutte contre la corruption dépend l’avenir, notamment économique, de notre Pays : la corruption pollue les processus de décision, détourne des ressources destinées au Bien public, fausse les concurrences, dégrade la confiance dans l’Administration publique des citoyens et d’éventuels investisseurs. »
Les dangers sont économiques, mais aussi sanitaires et politiques. Chaque jour, le crime attaque le système de santé tandis que le soupçon de corruption empoisonne les démocraties. Il active la montée des populismes et par là aggrave encore la pandémie dans les pays où sévissent des Trump ou des Bolsonaro. En ce moment même, des criminels s’organisent pour piller les centaines de milliards d’euros du plan de soutien européen.
Simplifications ou pièges ?
Les Etats européens ont-ils suffisamment réagi à ces dangers ? Pas encore, sans doute. En juin dernier, l’organe anti-corruption du Conseil de l’Europe, le GRECO (Groupe d’Etats contre la corruption) a déploré qu’un quart seulement de ses recommandations aux parlementaires nationaux ait été mis en œuvre. Des procédures anciennes ou nouvelles doivent être revues en tenant compte de ce contexte. Ainsi, la loi française d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) (JO du 8 décembre), a-t-elle suscité des inquiétudes. Les associations Transparency International France et Anticor craignent, en particulier, que la crise ne devienne le prétexte à des simplifications de procédures réduisant la transparence. L’un des articles de la loi permet de déroger au code de la commande publique quand l’intérêt général le justifie. Pour deux ans, il relève à 100.000 euros le seuil de dispense de publicité et de mise en concurrence pour les marchés de travaux. On devra, au cours des mois à venir, louvoyer entre le besoin de simplifications procédurales dans nos pays trop bureaucratiques et la nécessité de ne pas tomber dans des pièges. En Italie, juristes antimafia et criminologues préconisent de simplifier les appels d’offres, mais recommandent aussi de ne pas écouter ceux qui profitent des circonstances pour réclamer des procédures d’exception laxistes. The Good Lobby Italia craint aussi que les mesures dérogatoires n’aboutissent à « une montée exponentielle des délits contre l’Administration et à une perméabilité accrue de celle-ci aux infiltrations de la criminalité organisée, » pour ne pas dire, des mafias. Pensons-y en France également.
Réglementer le lobbying
The Good Lobby Italia milite « pour une société plus démocratique, unie et égalitaire ». Elle est associée avec Riparte il futuro, initiative de Libera, la plus grande ONG antimafia italienne créée par don Luigi Ciotti. Les deux associations ont lancé une pétition réclamant une « loi sur le lobbying, pour le bien de la démocratie » que l’on devrait méditer en France aussi. Malgré plus de 50 projets de loi déposés en 50 ans, en Italie les relations entre lobbyistes et décideurs politiques restent « opaques et non réglementées ». La pétition demande que soit réglementé le droit de se faire représenter auprès des décideurs. Les processus de décisions devraient devenir beaucoup plus inclusifs et permettre aux associations, aux comités de quartier, à des chercheurs indépendants de s’exprimer.
Le manifeste propose qu’une loi institue un registre, un agenda, des sanctions et des consultations. Pour avoir le droit d’exercer leurs activités, les lobbyistes devraient s’inscrire sur un registre public et respecter un code éthique. Chaque participant à des rencontres entre politiques, fonctionnaires et lobbyistes devrait consigner dans un agenda public dates et thèmes avec la documentation correspondante. Des sanctions sérieuses seraient infligées aux décideurs publics comme aux lobbyistes en cas de comportements illicites. Des consultations publiques permettraient de se faire entendre à tous ceux qui se seraient inscrits sur le registre, pas seulement aux puissances d’argent. Cette croisade pour plus de transparence s’appuie sur un rapport cernant dix domaines d’actions nécessaires « pour une Italie moins corrompue ».
Des aides que si respect de l’Etat de droit
- Premièrement, la Directive européenne 2019/1937 du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’union doit être transposée par les Parlements nationaux avant le 31 décembre 2021. La moitié des pays ont entrepris cette démarche et, en France, le Défenseur des droits appelle à une transposition « ambitieuse » de cette directive inspirée des lois Sapin. The Good Lobby réclame l’extension du champ d’application de la directive aux violations du droit national. Il demande des soutiens économiques et psychologiques pour les lanceurs d’alerte.
- Deuxième point, le rapport attend l’application effective de la norme FOIA (Freedom of Information Act), votée en 2015 et inspirée par une loi américaine garantissant l’accès des citoyens aux informations et documents publics. Tout refus de l’Administration devrait être explicitement justifié.
- Troisièmement, le rapport appelle au vote rapide d’un projet de loi sur les conflits d’intérêts, réclamant son extension aux parlementaires et son durcissement dans les cas de pantouflage, phénomène discuté aussi en France.
- Le quatrième point correspond à la demande faite par le manifeste d’une loi sérieuse sur le lobbying pour que les décisions publiques soient prises dans la lumière.
- Le cinquième concerne le financement des partis politiques, que les lois actuelles n’ont pas réussi à éclaircir, avec notamment une prolifération de fondations politiques permettant de tourner les réglementations.
- Sixièmement, le rapport recommande la publication sur le Registre national des aides de l’Etat, en libre accès, de tous les soutiens qui seraient accordés en 2021 pour la relance de l’économie dans le cadre du Recovery Plan communautaire. A ce propos, le 3 décembre, The Good Lobby a envoyé, avec Amnesty International, Reporters sans frontières et dix autres associations, une lettre à la Chancelière Angela Merkel, actuelle présidente du Conseil de l’Europe, demandant que « le Recovery Fund ne bénéficie qu’à ceux qui respectent l’Etat de droit. »
- Le septième point revient sur les risques d’infiltrations criminelles que peuvent créer les simplifications procédurales.
- Le huitième point se félicite du succès d’un décret de 2001 connu sous le nom de Modèle 231 : les entreprises ont la responsabilité de sanctionner et dénoncer les actions illégales commises à leurs profits par leurs employés. En France la loi Sapin 2 a aussi introduit un devoir de vigilance.
- Le neuvième sujet concerne la corruption entre sociétés privées, qui fausse la concurrence. The Good Lobby constate que le problème est loin d’être traité « dans sa complétude et surtout sa complexité ».
- Dixièmement, le mouvement estime inefficace le système de l’ANAC, Autorité nationale anti-corruption indépendante, et son réseau de « sentinelles » locales, fonctionnaires pas nécessairement motivés à dénoncer les fautes de leurs collègues. En France, L’Agence Française Anticorruption (AFA) exerce des missions de conseil et d’assistance, ainsi que des missions de contrôle.
Le rôle nocif des mauvais lobbies vient d’être dénoncé aussi aux Etats-Unis par le Prix Nobel Angus Deaton. Interviewé par Antoine Reverchon du Monde, il explique qu’à cause des lobbies de la santé et des législateurs qu’ils ont acheté, le système de santé américain est le plus coûteux du monde et ne profite qu’à quelques-uns, les plus riches notamment. Pire, ce capitalisme corrupteur cause 100 000 « morts de désespoir » par an: les décès par suicide, maladie alcoolique du foie et overdose accidentelle de drogue, depuis que la FDA a autorisé l’usage de l’OxyContin et d’autres opiacés prescrits massivement comme antalgiques. Deaton conclut à la nécessité d’une démocratie solide exploitant un capitalisme honnête pour le bien de tous. Cela milite pour des lois contrôlant fermement le fonctionnement des lobbies.
N’oublions pas aussi qu’il existe une méthode pour garantir plus de transparence. n’oublions pas qu’il existe qui garantit plus de transparence dans les processus de décision. C’est l’analyse de la valeur, qui, correctement appliquée, associe des représentants de toutes les parties prenantes à la définition des problèmes et aux choix des solutions pertinentes. L’analyse de la valeur a été, notamment dans les travaux publics, largement adoptée au Canada par les Administrations, pour obtenir d’importantes économies et des résultats plus pertinents, mais aussi, après une série de scandales, pour rassurer les citoyens.