Les entreprises sont quotidiennement confrontées à des questionnements de nature philosophique. Elles ne font pourtant que très rarement appel aux disciples de Socrate. Y remédier pourrait s’avérer extrêmement bénéfique.
La plupart du temps, le monde des entrepreneurs et celui des philosophes s’ignorent quand ils ne se méprisent pas. Pour les premiers, l’entreprise n’est pas là pour penser ou se poser des questions « existentielles ». Ça prend du temps, ce n’est pas facile et peu efficace et, surtout, ce n’est pas sa destination première. Soit. Pour les seconds, elle est souvent un monstre froid dédié au profit. La philosophie n’a pas vocation d’être l’idiote utile des ressources humaines en mettant du liant avec quelques concepts et formules bien senties. Surtout ne pas instrumentaliser la pensée au bénéfice du « capital ».
Et pourtant… ce mépris réciproque repose sur un même oubli : toute société est une société. Plus précisément, toute entreprise est une communauté, un groupe, à la recherche de la meilleure forme possible d’organisation en étant traversée par des forces et des rapports qu’elle doit équilibrer si elle veut optimiser ses performances.
Quels sont ces forces et ces rapports ?
On peut les identifier sous trois catégories :
La première et probablement la plus évidente est celle des rapports de pouvoir et de gouvernance. Chaque société est construite sur un organigramme hiérarchique et menée par un management. Or cette hiérarchie et cette conduite des hommes peuvent s’incarner de différentes façons. Comment arriver à diriger au mieux ? Quel type d’autorité mettre en place ? Comment l’incarner ? Comment la partager ? Aucune évidence, mais bien souvent des problèmes qui peuvent gripper la bonne marche et l’efficacité d’une structure.
Les entreprises sont également traversées par des rapports de désirs et des forces d’affects. Le désir dont il s’agit ici peut, très prosaïquement, être celui de deux individus l’un pour l’autre. Et potentiellement représenter déjà un certain nombre de difficultés pour une organisation n’ayant pas initialement vocation à gérer ce genre d’« accidents inévitables ». Quelle structure n’a jamais connu l’embarras d’une liaison ou d’une rupture avec le ressentiment ou les jalousies qu’elle engendre ? Surtout, ces forces de désir s’incarnent d’ordinaire par la volonté de chacun d’obtenir telle promotion ou augmentation, trouver une « meilleure place » ; se réaliser au mieux au sein de l’organisation. Ambition somme toute légitime et souvent encouragée, mais qui attise les rivalités, crée des frustrations et nourrit parfois des désillusions très violentes. De ces forces d’affects peuvent alors émaner des désirs négatifs : ne pas vouloir faire ceci ou travailler avec untel, ne pas accepter d’intégrer telle équipe… S’exprime ici tout ce qui relève des envies profondes des individus, appétences comme résistances. Couramment, cette catégorie interfère d’ailleurs avec la première : désirs et affects sont la source de critiques et de remises en cause de la gouvernance et du management.
Viennent enfin les rapports de valeurs, d’identités et de culture. Celles de l’entreprise tout d’abord. Comment se définit l’identité de cette dernière ? Est-ce uniquement par ce qu’elle produit ou également par la façon dont elle fonctionne ? Quelle est sa culture interne ? Autour de quelles valeurs s’organise-t-elle ? Quelles sont les pratiques mises en place pour incarner ces valeurs ? Ces valeurs et identités sont aussi celles des collaborateurs avec les éventuelles revendications particulières afférentes à celles-ci. Ici va se jouer la question du « vivre-ensemble », si délicate à gérer aujourd’hui, mais sur laquelle il est impossible de faire l’impasse.
Le pouvoir des questions
Pouvoir et gouvernance, affects et désirs ; valeurs, identités et culture, les entreprises connaissent ces forces. Elles y sont empiriquement confrontées tous les jours. Mais elles ne les reconnaissent pas comme philosophique et ne s’y confrontent généralement qu’en situation de crise. Probablement parce qu’en amont, le diagnostic n’a justement pas été effectué : les entreprises sont des écosystèmes philosophiques qui s’ignorent…
Elles abritent pourtant de nombreuses questions dont s’est emparée la philosophie : le bien-être au travail s’apparentant à la quête du bonheur (avec le fameux chief happiness officer !), mais aussi les problématiques du changement et du risque, du temps et de la flexibilité ou encore de la performance quand ce n’est pas celles de l’éthique, de la différence ou de la responsabilité sociale et environnementale… quoi de plus philosophique ?
Quand ils ne sont pas directement gérés par les Ressources Humaines, ces sujets sont sous-traités par des cabinets d’experts ou des coachs en tous genres. Ceux-là mêmes qui, la plupart du temps, prennent l’entreprise pour le Fort Boyard et arrivent avec leurs « secrets » et leurs « clés » passe-partout promettant de résoudre les problèmes par magie. Soit dit « entre nous » : les secrets largement diffusés comme les clés ouvrant toutes les portes sont rarement des solutions efficaces.
Paradoxalement, les entreprises ne font que très rarement appel à des philosophes pour faire face à ces problèmes… philosophiques ! Certes, des cabinets ou des « agences de philosophie » à leur destination existent aujourd’hui. Et certains philosophes n’hésitent plus désormais à se qualifier « d’entreprises ». Mais le recours à la philosophie reste souvent l’apanage des très grosses structures. Et ces dernières se contentent habituellement d’un usage cosmétique : un petit « workshop philo » de deux heures ou une conférence de temps en temps parce que « Philosophy is sexy » ! L’air du temps qui passe sans l’art du temps qui pense.
Poser sereinement ses problèmes
Alors que faire avec un philosophe dans une entreprise ? Qu’ont à offrir les héritiers de Socrate à un dirigeant et à sa structure ? Aucune évidence toute faite, assurément.
La première chose que doit faire le philosophe est de sortir des discours établis et des évidences acquises pour créer les conditions de l’émergence d’une vision nouvelle des choses. Que ce soit en face à face, avec un groupe ou avec tous les acteurs engagés, il lui faut pour cela interroger et tenter de clarifier. C’est-à-dire revendiquer ces questions que nous venons d’évoquer, les creuser, nommer les forces sourdes et les rapports latents pour les penser afin de s’en émanciper. Car un problème dont on ne s’occupe pas, s’occupe de vous. Il est impératif de poser sereinement tous ces problèmes avant qu’ils ne s’imposent d’eux-mêmes.
Vient ensuite le temps de forger des réponses et pour cela construire les outils adéquats et singuliers, propres à la structure et à ceux qui l’anime : concepts, propositions philosophiques, textes fondateurs, règles de conduite justes… il ne s’agit rien de moins que d’accoucher de l’esprit d’une entreprise, de porter au jour sa philosophie pour s’affranchir par le haut de tout ce qui pourrait entraver son fonctionnement harmonieux. Passer d’une culture d’entreprise à une sagesse d’entreprise.
Restera alors à traduire durablement la pensée en actes ; mettre en cohérence les idées et les agissements. Ce n’est certes pas la moindre des difficultés, mais comme le remarque Hannah Arendt : « les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action ». Philosopher, c’est déjà agir.