Avec la crise du Covid-19 et le recours massif au télétravail, l’usage des services de visioconférence a explosé en France. Les confinements de l’année 2020 on alors fait émerger une nouvelle expression sur beaucoup de lèvres : « j’ai une réunion Zoom ». Un classement paru sur le JDN et qui mesurait la qualité d’usage en France de la visioconférence plaçait cette plateforme en tête, talonnée par Teams*. Pour Mathias Leboeuf, journaliste et docteur en philosophie, ce qui allait être un échec a fini par devenir une ouverture. Entretien.
Vous êtes journaliste et philosophe… Pourriez-vous nous décrire votre parcours ?
Mathias Leboeuf : J’ai un parcours assez atypique. Outre la double casquette philosophe-journaliste, il se trouve que je connais par ailleurs bien le monde de l’entreprise à plus d’un titre. Après mon doctorat de philosophie, consacré aux rapports de la peinture et du langage, j’ai été concepteur-rédacteur dans une grande entreprise américaine. Puis, je suis devenu entrepreneur en montant ma propre structure, Valeur Agitée, une agence d’action culturelle qui proposait des prestations dans le domaine de la philosophie et de la culture générale à l’attention des entreprises. Quelques années plus tard, j’ai eu l’occasion d’être rédacteur en chef adjoint d’une partie des cahiers spéciaux du Parisien Éco. Le monde de l’entreprise et ses problématiques me sont donc bien connus. Cela m’a permis de comprendre que toute société est une société au sens antique du terme c’est-à-dire une communauté, un groupe, qui cherche la meilleure forme possible d’organisation et qui est traversée par des forces et des rapports qu’elle doit arriver à équilibrer : pouvoir et gouvernance, désirs et affects, valeurs, identité et culture, bien-être au travail… Les entreprises sont des écosystèmes philosophiques qui s’ignorent !
La marmite Zoom, vous êtes tombé dedans à quel moment ?
M.L. : J’utilisais Zoom occasionnellement, notamment pour un usage personnel. Professionnellement, il m’était arrivé de participer à quelques réunions pour élaborer des projets. Pendant le premier confinement, l’usage de Zoom s’est intensifié par l’organisation de conférences de rédaction via ce logiciel devenu une vraie solution incontournable.
En tant que journaliste, ce canal a-t-il été intuitif pour vous ? Quels avantages/inconvénients voyez-vous dans cette pratique ?
M.L. : Oui ! Totalement. Surtout pour les conférences de rédaction. Il se trouve que je travaille entre autres pour Btlv, une grosse Webtv. Nous faisons régulièrement des émissions live, via Facebook et YouTube. J’ai donc l’habitude des médias et des supports numériques interactifs. Concernant Zoom, les avantages et les inconvénients sont un peu les revers d’une même médaille : pouvoir se « réunir » facilement, abolir le temps de transport, au risque d’y prendre goût et de ne plus sortir de chez soi.
À quel moment la bascule de cet outil dans votre galaxie philosophie a-t-elle eu lieu ?
M.L. : Pour mes diverses activités de philosophe, je n’avais encore jamais utilisé Zoom. Je donne des conférences, notamment pour l’Université Permanente de la ville de Paris, j’anime des ateliers, des séminaires ou des cafés philo. Je pratique également des consultations philo avec des particuliers. Et toutes ces activités se sont toujours déroulées en « présentiel ». Quelques jours avant le premier confinement, le 11 mars dernier, je donnais encore une conférence « Exister vraiment, vivre pleinement » au théâtre de la Divine Comédie, et la salle était pleine ! Bien évidemment, la pandémie de Covid et les confinements successifs ont suspendu ces activités. Impossible désormais d’animer un groupe en « présentiel », même si la situation pose un nombre incroyable de questions philosophiques. Les choses ont changé début novembre 2020 lors du second confinement. L’une des responsables d’un Centre d’Action Social de la Ville de Paris pour lequel j’interviens régulièrement dans le cadre de clubs philo destinés à un public senior m’a demandé si j’étais partant pour animer un Club philo virtuel. Je ne m’attendais pas du tout à cette demande qui m’a fortement surpris. Mais après tout, Socrate n’enseignait-il pas que la philosophie commence avec l’étonnement ? J’ai donc bien sûr accepté en programmant une première séance sur le thème « Comment prendre le confinement avec philosophie ? ». Le jour venu, j’ai eu le plaisir de voir qu’une quarantaine de personnes étaient présentes sur Zoom pour tenter de penser cette question.
L’écran a-t-il été un frein dans vos réflexions ?
M.L. : Bizarrement non. Du moins pas vraiment. Les participants, bien que Seniors, étaient manifestement déjà familiarisés avec l’outil Zoom. Et surtout, la situation et l’isolement qui en résultait avaient créé un vrai manque de rencontres et d’échange. La pandémie de Covid et les confinements qui en ont résulté ont créé des peurs, suscité des interrogations, parfois violentes, sur soi, sur la relation à l’autre, le rapport au travail ou sur la notion de liberté par exemple. Ces temps de claustrations imposées ont été l’occasion, plus ou moins heureuse pour chacun, de mettre sa vie « en examen » comme disait Socrate, pour réfléchir au cours à lui donner. Chacun était avide de pouvoir partager son expérience et de trouver des éléments de réponses aux questions ou aux angoisses qui parfois les assaillaient. Une fois les premières minutes passées et le protocole de discussion exposé, les choses se sont déroulées très naturellement.
Si je vous dis : « réunion Zoom » ou « reu-salle-1 avec Hervé », vous choisissez quoi ?
Très clairement, je continuerai à privilégier le présentiel. La transmission du savoir et la réflexion collective sont en réalité des activités très incarnées. La présence physique, la voix et les gestes favorisent l’écoute et la sorte de « transfert » qui se joue à chaque fois dans ce genre d’exercice. Le plaisir d’apprendre et de réfléchir s’incarne à travers des présences. Il y a une scénographie du savoir qui passe par les corps. C’est comme pour le théâtre : une captation filmée ne restituera jamais les vibrations de la scène et de la salle. L’écran et la virtualisation créent indéniablement une distance et une déperdition. Mais mieux vaut une relation médiée par un écran que le silence et l’isolement. J’ai d’ailleurs repris les consultations philo en virtuel, et j’envisage de mettre en place des cafés philo via Zoom en attendant de pouvoir les reprendre en réel. La demande est là en tout cas.
« Ok Boomer » est une expression utilisée par les jeunes pour se moquer gentiment des plus âgés. « Ok Zoomer » peut-il est un signe de revanche, des « vieux » qui s’adaptent et se digitalisent ?
M.L. : Oui ! J’ai été frappé par l’aisance des seniors, et je parle ici de septuagénaires et plus, avec l’outil Zoom. Bien évidemment, ceux qui participent sont ceux qui savent utiliser le logiciel. Il est probable que cela reste un frein pour certains qui du coup ne participent pas. Mais tout de même. L’urgence et la violence de la situation ont certainement poussé « les vieux » à s’adapter à l’outil numérique pour faire face au réel. Déclinaison inattendue du « Ce qui ne te tue pas, te rend plus fort » de Nietzsche en quelque sorte !
Cette adaptation est à la fois rassurante et inquiétante… Pourquoi accepter un monde si distant ?
M.L. : Tout à fait. Il y a une ambivalence très forte dans ce phénomène. D’une part, les logiciels comme Zoom apportent une solution permettant de rompre l’isolement en mettant en place de nouvelles pratiques, en l’occurrence dans l’usage de la philosophie me concernant. Mais d’autre part, cela valide une distance, un mur invisible nocif dans la mesure où il aseptise fortement la saveur de la transmission. Derrière un écran se perd la chair du savoir. Et puis, on reste quand même beaucoup plus passif devant un écran que devant une présence réelle. Paradoxalement, l’écran isole autant qu’il rapproche même quand il se propose de rassembler.
Selon vous, notre vie de demain sera-t-elle tout en écrans ?
M.L. : J’ai bien peur qu’elle le soit déjà ! L’omniprésence des téléphones dans notre façon de rencontrer les autres, de leur parler (via les réseaux sociaux), mais aussi de faire nos achats ou de nous divertir en atteste. Le grand danger est de prendre l’écran comme seul vecteur de rencontre ou de contact avec la réalité. Non seulement parce que l’écran affadit le réel (même quand il le magnifie), mais surtout parce que l’écran n’est pas une fenêtre. Il n’ouvre pas sur le réel, mais sur ce que des algorithmes veulent vous présenter comme la réalité pensée pour vous. L’écran n’est pas neutre et contrairement à ce que l’on peut croire ce n’est pas nous qui le regardons, mais lui qui nous regarde. Il nous scrute, nous examine, nous espionne et nous prévois, nous anticipe à travers nos fameuses data. Nous devenons alors les objets de nos écrans et non plus les sujets de nos désirs. Tout l’enjeu est alors de se souvenir de ne pas prendre ses écrans pour la réalité.