Pas de créativité sans diversité acceptée, valorisée, donc sans tolérance. Plus d’avenir si nous continuons à dégrader la nature dont nous faisons partie et ne sommes pas les propriétaires. Depuis cinq siècles, deux tableaux de Giorgione nous incitent à cultiver la tolérance et respecter la nature.
Debout devant une grotte, celle de Platon peut-être, deux philosophes se parlent. Le plus âgé, un dessin de planètes et un compas en mains, s’expriment avec passion. Un jeune homme assis à côté d’eux les écoute attentivement. Il manipule une équerre et un compas. Pourquoi, dans ce tableau, le Vénitien Giorgione a-t-il réuni un philosophe de la Grèce antique, un musulman médiéval et un Chrétien contemporain ? S’agit-il d’un Vénitien du XVIe siècle s’instruisant auprès d’Aristote (384-322 avant notre ère) et d’Averroès (1126-1198), Andalou et musulman ? Beaucoup d’encre a coulé sur cette œuvre de Giorgione. Le peintre rend ainsi hommage aux échanges entre peuples capables de dépasser leurs différences. Il rappelle que la Renaissance a été déclenchée par la pensée grecque retrouvée grâce aux Arabes.
L’Europe doit beaucoup à Averroès, le philosophe et médecin musulman qui a transmis aux Européens les idées d’Aristote. Fait majeur, car les progrès de l’Europe médiévale, féodale, étaient bloqués par le dogmatisme de l’Eglise d’alors. Saint-Augustin avait repris certaines idées de Platon. Celui-ci, par sa parabole de la caverne, avait expliqué que nous ne voyons pas la réalité et devons donc nous soumettre aux vérités transmises par les autorités d’en haut. Traduisez : croyez en vos chefs, Pape, évêques, princes par la grâce de Dieu, et obéissez leur aveuglement ! Les disciples d’Hitler, de Staline et Mao ont repris ce principe. Au contraire, Aristote affirmait que nous devions, même si notre vision était imparfaite, confronter nos idées à nos observations. Cette démarche par itération est le fondement de la science expérimentale sans laquelle nous serions encore au Moyen-âge et ne communiquerions pas, en ce moment, grâce à Internet !
La dignité de l’homme
Les écrits d’Averroès commentant Aristote ont fortement contribué à faire redécouvrir à l’Europe sa pensée. Celle-ci allait déclencher les révolutions scientifiques, philosophiques, démocratiques qui ont transformé l’Europe, le Monde ! Averroès influença Pic de la Mirandole, auteur du Discours sur la dignité de l’homme défendant notre libre arbitre. Pico della Mirandola mourut empoisonné à l’arsenic. L’un de ses amis, Aldo Manuzio, inventa à Venise le livre moderne pour, disait-il, diffuser la pensée d’Aristote et ainsi délivrer les esprits européens du carcan dogmatique. L’histoire a donné raison à Manuzio. Les pays qui ont entravé la libre circulation des livres, et donc des idées, ont moins bien progressé que les autres.
Esprit libre, Averroès fut accusé d’hérésie dans le monde de l’Islam et rejeté dans la Chrétienté, non pas parce que musulman convaincu, mais comme disciple d’Aristote. Jacques Attali explique que les idées d’Averroès furent condamnées par la Sorbonne puis par le concile de Latran en 1215 et à nouveau en 1240.
Giorgione nous rappelle que la Renaissance a été préparée par des apports du monde arabe à l’Europe. Tous les continents n’ont progressé que grâce aux contributions d’étrangers, d’immigrés venus les enrichir de leurs différences. L’Europe ne serait pas elle-même si elle n’avait été fécondée par des ouvrages gréco-romains païens qu’elle avait oubliés durant le Moyen-âge. Ils lui ont été transmis par les passeurs musulmans, ainsi que bien des connaissances et des techniques venues d’Inde et de Chine comme le papier. En mettant en scène un vieillard, un homme jeune et un jeune-homme, Giorgione qui, lui même atteignait tout juste la trentaine, en profite pour inciter aux échanges intergénérationnels. La tolérance, le respect, la valorisation des différences de l’Autre sont les conditions incontournables de la créativité, de l’innovation. Dans un monde en changements continus, elles constituent des valeurs vitales conditionnant toute création de valeurs, y compris financière. Cela s’applique aux personnes, aux entreprises, aux pays. Gardons bien présent à l’esprit ce tableau de Giorgione, plus d’actualité que jamais en ces temps où la peur et la haine de l’Autre sont véhiculées par intégristes, souverainistes, complotistes et consorts.
Solidaires de la nature
Un autre tableau très actuel par son message a été peint vers 1503 par l’artiste vénitien. Lorsque mon père, presque octogénaire, m’a fait visiter pour la première fois le musée de l’Academia à Venise, il m’arrêta devant La Tempesta. En pleine nature champêtre, un homme regarde une mère assise allaitant son enfant. A propos de ce tableau aussi, des commentaires sans fin ont cherché à interpréter sa symbolique. Mon père, l’un des derniers impressionnistes russes, réagit en peintre. Regarde, me dit-il, c’est le premier paysage de la peinture européenne. Le sujet du tableau n’était plus un ou des hommes, mais la nature elle-même. Celle-ci n’était pas réduite au statut de décor, de fond mettant en valeur des humains. Le tableau nous rappelle quelle est notre place. Nous ne sommes pas, contrairement à l’affirmation prétentieuse de Descartes, les maîtres du monde. Nous ne sommes qu’une infime partie de celui-ci, tributaires de ressources épuisables, solidaires de fait des autres créatures vivantes. Le Covid-19 est venu brutalement nous le rappeler. Bien avant que deviennent patentes les catastrophes écologiques déclenchées par un court-termisme myope et égoïste, un contemporain de Giorgione, ami de Manuzio, écrivait que l’eau protégeait Venise comme une muraille ; et que quiconque lui porterait atteinte devrait être exécuté ! Combien d’(ir)responsables perdraient leurs vies si on appliquait aujourd’hui cet Edit d’Egnazio…
En 1510, peu d’années après avoir peint ces deux tableaux, Giorgione fut emporté par la peste. Il n’avait que 32 ans. En quelques années, il avait révolutionné la peinture à Venise, l’avait fait entrer dans la Renaissance, persuadant de grands artistes, tel Giovanni Bellini, de se libérer du Moyen-âge. Il avait formé le Titien et bien d’autres qui allaient s’épanouir sur le chemin qu’il leur avait ouvert. Comme à propos d’un Masaccio, disparu à 27 ans, d’un Franz Schubert, parti à 31 ans, d’un Théodore Géricault mort à 32 ans, on peut se demander combien de chefs-d’œuvre nous aurait légués ce génie s’il avait vécu davantage.