L’Europe aime à se faire peur. Elle a l’art des négociations conclues sur le fil du rasoir, juste avant le douzième coup de minuit. La conclusion d’un accord commercial entre le Royaume-Uni et l’Union européenne s’inscrit dans cette longue tradition. Dans ce jeu de poker menteur, chacune des parties prenantes a tenté d’arracher des concessions jusqu’au dernier moment.
Nul ne sait si la communication de Boris Johnson sur la diffusion d’une nouvelle souche de coronavirus constituait ou pas un élément de négociation, mais il est certain qu’elle a offert un avant-goût de la situation qui aurait pu prévaloir sans accord. Ainsi, plus de 17 000 camions en attente à Douvres et des usines fermées sur le continent, comme celle de Toyota à Valenciennes qui utilise certaines pièces produites en Grande-Bretagne.
Un « no deal » coûteux pour tous
L’Union européenne comme le Royaume-Uni avaient intérêt à trouver un accord. La France qui avait adopté une posture de fermeté était le pays au sein de l’Union qui avait le plus à perdre en cas de « no-deal ». L’Europe de 2020 n’a rien à voir avec celle de 1972, année de l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE. A l’époque, le marché commun n’était pas encore unique. Les échanges étaient bien plus faibles qu’aujourd’hui. L’intégration du Royaume-Uni aux chaînes de valeur européennes est devenue très importante, que ce soit pour l’automobile, l’aéronautique, la pharmacie ou l’agroalimentaire. Il ne faut pas oublier que ce pays se caractérise par le déficit commercial rapporté au PIB le plus élevé de l’OCDE.
Par sa proximité géographique, par ses liens anciens, la France est aux avant-postes pour les échanges de l’Union avec le Royaume-Uni. 80 % du trafic transmanche passe par l’Hexagone avec, à la clef, 5 millions de camions qui passent par Calais chaque année et 30 millions de passagers qui proviennent des îles britanniques. 120 000 entreprises françaises importent ou exportent des services ou des biens au Royaume-Uni. L’an dernier, la France a exporté 34 milliards d’euros de biens en Grande-Bretagne et en a importé un peu plus de 21 milliards d’euros. L’industrie française y a vendu pour plus de 4,5 milliards d’euros de marchandises. Ce pays est à l’origine d’un des rares excédents commerciaux (plus de 12 milliards d’euros en 2019) de la France en Europe.
Sans accord, le droit commun des échanges extérieurs tel qu’il est prévu par l’Organisation Mondiale du Commerce se serait appliqué à partir du 1er janvier 2021. Des droits de douane et, à terme, des barrières non tarifaires (normes techniques, sanitaires ou environnementales) auraient été institués. Le secteur de la pêche aurait été fortement pénalisé. Les pêcheurs français réalisent un quart de leurs prises dans les eaux britanniques qui sont les plus poissonneuses du monde. La Banque de France estimait ainsi, dans ses dernières prévisions, que l’absence d’accord pouvait amener une baisse du PIB en 2021 de 0,2 point de PIB.
Un accord pour éviter le pire
Le jeudi 24 novembre, la Commission européenne et le Royaume-Uni ont donc conclu un accord définissant le cadre commercial qui sera en vigueur entre les deux parties à partir du 1er janvier 2021. S’il offre les conditions les plus ambitieuses jamais accordées à un pays tiers par les vingt-Sept, il impose des restrictions au commerce et ne porte que sur une partie des échanges. Il concerne les marchandises, mais les services, qui représentent 80 % du PIB britannique, en sont exclus. Le Royaume-Uni fortement déficitaire sur le plan des marchandises ne soumettra pas les biens industriels ou agricoles à des droits de douane qui auraient pénalisé les consommateurs et les entreprises. Les exportations britanniques, réalisées à plus de 46 % au sein de l’Union européenne, continueront d’être réalisées sans droit de douane.
Cet accord n’empêchera pas le rétablissement des contrôles des marchandises franchissant la frontière et les échanges, mais il n’y aura pas le blocage comme il a été craint. L’accord ne dispensera pas les entreprises de procédures douanières et de transit. Des contrôles aléatoires à la frontière ralentiront les flux. Ceux-ci seront systématiques sur le bétail, les produits frais ou les végétaux. Le coût pour le Royaume-Uni est évalué à 5 points de PIB sur cinq ans.
Sur le sujet sensible des normes, l’Union européenne a abandonné son idée d’imposer aux Britanniques, les normes européennes, anciennes et nouvelles. Ces derniers ont obtenu, en contrepartie, que leurs normes ne soient pas en retrait par rapport aux standards européens en vigueur au 31 décembre 2020. Boris Johnson n’a pas reculé sur ce point, considérant qu’une des justifications du Brexit était justement la fin de l’assujettissement aux normes européennes. Concernant les subventions aux entreprises, le Royaume-Uni s’est engagé à respecter les grandes lignes des principes établis par les traités européens. En revanche, il n’obtient pas la « reconnaissance mutuelle » souhaitée sur la conformité des produits. Le Royaume-Uni a obtenu que les conflits commerciaux entre les deux zones ne relèvent pas de la Cour de Justice de l’Union européenne, mais d’un conseil spécifique, le Conseil du partenariat.
La pêche a été un des sujets les plus conflictuels lors des négociations même si ce secteur représente un poids minime au sein des PIB des parties prenantes. La restauration de la souveraineté britannique sur les zones de pêche se trouvant dans ses eaux territoriales était un des éléments mis en avant par les tenants du Brexit. Les Européens ont accepté une réduction de 25 % de la valeur pêchée dans les eaux britanniques à l’issue d’une période de transition de 5 ans et demi. Au-delà de cette période, les autorités pourront fixer des quotas de pêche pour les bateaux européens. L’accord permet aussi aux pêcheurs britanniques d’écouler les produits de la pêche sans quota ou droit de douane dans l’Union européenne qui constitue leur premier marché d’exportation.
Les services sont exclus de l’accord commercial. À partir du 1er janvier, les Britanniques perdent l’accès à la libre prestation de service qui leur permettait de vendre des produits financiers dans l’ensemble des pays de l’Union. Ils seront soumis à un régime d’« équivalences » unilatérales accordées par l’Union au cas par cas, révocables à tout moment. Les grandes banques ont anticipé cette difficulté en délocalisant une partie de leurs salariés et de leurs avoirs dans l’Union européenne. Ce mouvement devrait se poursuivre en fonction de la facilité ou non à travailler sous le nouveau régime. Hors finance, de nombreuses professions, comme les architectes ou juristes, ne bénéficieront plus de la reconnaissance de leurs qualifications.
L’accord du 24 décembre prévoit également le maintien de la coopération entre les deux zones en matière policière et sécuritaire. Les deux parties continueront d’échanger au sein de leurs bases de données sur la délinquance et le crime, les personnes recherchées. Il n’y aura pas, en revanche, de transferts de prisonniers ni de droit d’asile commun. Le Royaume-Uni n’a pas également souhaité s’engager non plus en matière de politique étrangère ou de défense.
La coopération se poursuivra enfin dans les secteurs de l’énergie, le nucléaire civil, les télécoms, les transports aériens ou terrestres, la sécurité sanitaire, la cybersécurité ainsi qu’au sein des programmes Horizon (recherche) ou Copernicus (espace). Les étudiants des 27 ne pourront, en revanche, plus poursuivre leurs études au Royaume-Uni dans le cadre d’Erasmus.
Un accord exige des concessions de part et d’autre. Il génère donc par nature des mécontents. Celui signé entre l’Union européenne et le Royaume-Uni n’échappe pas à la règle. Il aurait été en pleine crise sanitaire, dangereux de se lancer dans une guerre commerciale en Europe. Cet accord clôt une séquence de quatre ans pour l’Union européenne qui doit tourner la page et se relancer !