Les experts de la dynamique du changement dans les organisations savent combien il est difficile d’activer et de gérer la motivation des gens à changer leurs comportements. La résistance au changement a suscité la publication de centaines de livres et de recherches au cours des dernières décennies. Elle joue un rôle important dans cette pandémie, mettant les gens dans des situations dangereuses qui pourraient être évitées en activant un plus grand engagement mental. Une grande partie de l’Europe est en confinement, mais dès qu’il y a un léger assouplissement des mesures, on voit des foules faire les courses pour les fêtes de fin d’année face à plus de 65 000 décès officiels en Italie et en Grande-Bretagne et plus de 60 000 en France.
À la télévision et dans les médias, les appels à des comportements adaptés en présence d’une pandémie se succèdent, mais les choses ne changent pas, et même, d’une certaine manière, elles empirent. Essayons de comprendre ce qui arrive réellement à notre cerveau dans cette situation nouvelle et totalement inédite, qui nécessite un changement fort de nos habitudes quotidiennes.
Au cours des vingt dernières années, les neurosciences et les études sur les mécanismes mentaux ont fait d’énormes progrès dans le décodage de notre façon de penser et de réagir à l’environnement extérieur. L’évolution nous a doté de deux mécanismes mentaux de réponse aux stimuli, l’un rapide et intuitif, l’autre plus lent et réflexif, que les experts appellent « système 1 » et « système 2 ».
Un système intuitif
Le « système 1 » se caractérise par un mode de pensée rapide qui intervient en hâte, automatiquement, il nécessite peu ou pas d’effort, sans que nous ayons le sentiment de le contrôler avec notre volonté. Il s’est développé lorsque nous vivions principalement à l’extérieur dans des environnements hostiles et que nous devions rapidement décider de faire face à un danger potentiel ou nous prendre immédiatement la fuite.
Le « système 2 » nécessite des efforts, implique des activités mentales exigeantes qui demandent de la concentration. Ce système 2 est souvent « paresseux, » il a tendance à ne pas corriger le « système 1 » et nous laisser prendre ses conclusions rapides au pied de la lettre.
Le « système 1 » a été façonné par l’évolution pour fournir une évaluation constante des principaux problèmes qu’un organisme doit résoudre pour survivre dans le monde ; nous avons hérité de mécanismes neuronaux qui ont évolué pour fournir des évaluations continues du niveau de menace. Ce qui est important pour le « système 1 », c’est la cohérence de l’histoire qu’il réussit à construire. Il ne s’embarrasse pas de la quantité et la qualité des données sur lesquelles l’histoire est basée ; lorsque les informations sont rares, ce qui est souvent le cas, le « système 1 » fonctionne comme un mécanisme permettant de sauter aux conclusions, de générer des impressions et des intuitions.
Sauter aux conclusions sur la base de preuves limitées applique le mécanisme du « il n’y a rien d’autre que ce que vous voyez. » Or le virus ne peut être vu à l’œil nu ! Ce mécanisme facilite la cohérence et de la fluidité cognitive qui nous font accepter une déclaration comme vraie ; cela explique que nous soyons capables de penser rapidement, et d’extraire du sens d’une information partielle dans un monde complexe ; dans la plupart des cas, l’histoire cohérente que le « système 1 » met en place est suffisamment proche de la réalité pour permettre une action raisonnable.
Cependant, cette façon de procéder déclenche également une série de biais (erreurs, distorsions) dans le jugement et le choix, qui confortent excessivement les gens dans leurs croyances ; les décisions finissent par dépendre davantage de la qualité de l’histoire qu’ils se racontent que de ce qu’ils voient dans la réalité. Et en pratique, ils voient souvent très peu, faute d’informations pertinentes et de données précises. On ne tient pas compte du manque de preuves essentielles pour confirmer notre jugement : « ce que nous voyons est la seule chose qui existe ». Notre système associatif tend à établir un modèle cohérent d’activation, à réprimer le doute et l’ambiguïté, avec des affirmations typiques comme : « il en a toujours été ainsi ». En outre, comprendre les statistiques pose de sérieux problèmes. Elles restent souvent perçues comme un simple ensemble de chiffres.
Un système réflexif
Le système 2, le système réflexif, implique d’être attentif ; c’est important, car nous disposons d’un budget d’attention limité, que nous allouons à diverses activités. Si nous essayons de dépasser ce budget, nous sommes condamnés à échouer. Or combien d’attention supplémentaire la pandémie actuelle exige-t-elle dans les activités quotidiennes ! Une caractéristique des activités très prenantes est d’interférer entre elles ; c’est pourquoi il est difficile, voire impossible, d’en mener plusieurs en même temps. Nous ne pouvons mener de front des actions différentes que si elles sont faciles et demandent peu d’efforts ; par exemple, conduire dans une rue sans circulation et avoir une conversation.
Parce que le « système 2 » exige plus d’efforts, nous allons souvent à conclusions rapides dictées par le « système 1 ». Celui-ci active une procédure heuristique (du grec ancien « découvrir » ou « trouver »), c’est-à-dire une méthode d’approche de la solution des problèmes qui ne suit pas un chemin clair, et se fie à l’intuition et aux circonstances du moment pour générer une décision. L’heuristique de disponibilité, comme d’autres heuristiques du jugement, remplace un jugement complexe par un jugement plus simple, cela accélère le « saut » vers les conclusions, mais conduit aussi, forcément, à des erreurs systémiques. En fait, notre cerveau tend à privilégier les choses et les événements proches, il ne perçoit pas pleinement les situations lointaines ; il tend à privilégier un jugement plus facile, plus confortable, plus immédiat.
Un exemple : le fait d’avoir été personnellement témoin d’une agression nous fera percevoir la situation dans notre ville comme plus dangereuse que par le passé, alors même que les statistiques confirmeront la diminution des crimes de l’année en cours (y compris le nombre d’agressions) dans la zone urbaine où nous vivons.
En effet, notre cerveau tient plus facilement compte d’expériences et d’exemples vécus personnels que de statistiques ou d’événements arrivés à d’autres ; en fait, voir les chiffres des statistiques sur les maladies ne nous conduit pas à changer notre mode de vie, seul un événement personnel qui nous touche directement nous détermine à le faire.
Ceux qui minimisent, voire nient, la présence du coronavirus n’ont pas été confrontés à des cas proches concernant des parents, des amis, des collègues ou des connaissances. Alors, tout compte fait, pourquoi abandonner nos habitudes de vie quotidienne à cause d’un danger lointain et hypothétique, qui ne nous ferait peut-être souffrir que de quelques symptômes grippaux ?
Les images « lointaines » de camions militaires remplis de cercueils, à Bergame, au printemps dernier et même les reportages tragiques sur les soins intensifs débordés lors la deuxième vague, n’ont pas eu d’influence sur les comportements quotidiens de beaucoup ; ce n’est pas une situation perçue comme « proche », le cerveau de beaucoup ne se concentre pas dans l’attention nécessaire ; rappelons-nous que l’attention demande un effort et une concentration, c’est-à-dire un plus grand engagement et une plus grande utilisation de l’énergie.
Attention à ne pas sous-estimer la situation actuelle !
L’heuristique de la disponibilité prévaut : le négationniste ne se sent pas concerné ; il vaut mieux se mettre la tête dans le sable, ne pas regarder à la télévision, dans les médias les nouvelles malvenues qui exigeraient de l’attention, la prise de précautions et un plus grand engagement ; il est plus facile de crier à la conspiration contre sa liberté (de pouvoir infecter les autres, tomber malade, et dans certains cas, périr).
Attention, le mécanisme de l’heuristique de la disponibilité ne crée pas seulement des problèmes avec COVID, il perturbe la perception de la dangerosité de toute une série de maladies : les accidents vasculaires cérébraux causent presque deux fois plus de décès que tous les accidents réunis, mais 80 % des gens considèrent que la mort accidentelle est plus probable.
Le risque de décès par maladie est 18 fois plus élevé que le risque de décès par accident, alors que les gens les croient équivalents ; de même, le risque de décès par accident est considéré comme 300 fois plus élevé que le risque de décès par diabète, alors que le rapport réel est de 1 à 4 (c’est-à-dire que quatre fois plus de personnes meurent du diabète que d’un accident) ; enfin, les décès par tornade sont considérés comme plus fréquents que les décès par asthme, qui sont 20 fois plus fréquents comme facteur mortel, mais une tornade attire beaucoup plus l’attention (et la perception) que le fait d’être malade d’asthme.
La situation actuelle, totalement nouvelle pour notre cerveau, exige un grand effort d’attention et de réflexion afin de métaboliser le nouveau scénario ; comme le savent ceux qui s’occupent d’organisation, tout changement du statu quo ante (dans ce cas de notre normalité avant le virus) exige beaucoup d’énergie et un engagement réel et concret des personnes.
Les comportements ont tendance à ne pas changer (y compris à l’approche des fêtes de fin d’année), car en général, le changement est difficile et nécessite un effort spécifique ; malgré la pandémie, nous voulons vivre notre vie comme toujours (comme avant), nous n’avons pas demandé au virus d’apparaître ; nous aspirons à des réponses simples et immédiates (système 1), au lieu de cela la situation actuelle exige une attention et une réflexion constantes (système 2), nous devons la traiter au plus profond de nous-mêmes, en activant une plus grande prise de conscience de nos comportements et de leurs conséquences (même si elles ne sont pas immédiatement visibles).
Des générations avant la nôtre ont dû faire face à des guerres et à d’autres calamités, notre génération est frappée par la pandémie ; comme pour les générations précédentes, il n’y a qu’une seule issue, affronter et gérer le changement et ses conséquences.
Sur le plan mental, il est nécessaire de ne pas sous-estimer la situation actuelle, de ne pas penser qu’il existe des échappatoires ou des moyens plus faciles ; nous devons tous nous engager au mieux de nos capacités pour faire face à une situation extrêmement grave, même pendant les fêtes : le virus ne fait aucune distinction entre les jours de la semaine et les jours fériés.
Vito Vacca