Les deux confinements ont brusquement imposé le télétravail dans tous les pays et fait faire un bond sans précédent à l’adoption de techniques numériques. Mais nous sommes en train de rater des occasions parce que les modèles d’organisations et de management n’ont majoritairement pas suivi. Exploitons les circonstances pour mieux valoriser notre intelligence collective et allons plus loin : appliquons le « réussir ensemble » à distance aussi aux synergies entre entreprises.
« Les dirigeants d’entreprise doivent accompagner leurs collaborateurs, notamment en mesurant régulièrement le moral de leurs équipes, en les invitant à respecter des plages horaires strictes et raisonnables et en créant de nouveaux espaces de convivialité. » Ce rappel d’Emeric Oudin et de Julien Leclercq s’impose, surtout dans les grandes organisations. Les personnels restent largement favorables au travail à distance. Malgré la morosité due à la pandémie, l’opinion des actifs français est résumée dans la formule approuvée, dès fin mars, par les deux tiers d’entre eux : le travail à distance est idéal pour équilibrer vie professionnelle et vie privée.
Chez eux, les gens se sentent plus concentrés, plus efficaces, plus libres aussi de s’habiller de façon décontractée, d’organiser leur poste de travail et de garder sur les genoux… leurs animaux de compagnie ! En France et en Europe, la satisfaction globale des travailleurs envers le télétravail, évoquée ici par Marie-Claude Chazot, se maintient. L’été dernier, 9000 Européens souhaitaient en moyenne passer un tiers de leur temps de travail ailleurs que dans l’entreprise. 38 % des Français voudraient partager, même après la crise, leur temps entre bureau et travail à distance. Les gens trouvent que celui-ci profite à eux et à leur employeur. La productivité individuelle est maintenue ou accrue. Reste souvent à consolider celle collective mais beaucoup de travailleurs français trouvent les visioconférences plus efficaces que le présentiel même pour « motiver et souder les équipes ». Une expérience a montré que les ateliers virtuels peuvent être aussi efficaces, sinon plus, que des réunions en présentiel. C’est bien ce que je retiens de journées entières de cours ou d’animation de séminaires avec des participants restés chez eux, dispersés à des centaines de kilomètres.
Encore faut-il que les matériels soient satisfaisants et que managers et employés soient formés.
Des mesures insuffisantes
Or, cet été, des milliers de dirigeants et d’employés ont été interrogés dans le monde. Comme s’ils avaient entendu Emeric et Julien, ces dirigeants affirmaient en majorité avoir fourni des lignes directrices claires sur l’organisation et les objectifs, avoir aidé les employés à apprendre à travailler dans la nouvelle configuration, soutenu leur santé physique et morale. Mais plus de la moitié des employés s’inscrivaient en faux. Actuellement, la plupart des employés français sont peu satisfaits des mesures sanitaires prises par leurs employeurs ; ceux-ci n’auraient pas formé leurs cadres au management en distantiel, n’auraient rien modifié à leur process et leurs outils pour faciliter le travail à distance, ne se seraient pas occupés des équipements à domicile. Il y a pour le moins un problème de communication interne !
Dans un excellent rapport de Terra Nova, Martin Richer constate qu’en majorité les grandes entreprises françaises « ont voulu restreindre le recours au télétravail à compter de la rentrée. » Car « la culture du présentéisme et les pesanteurs de pratiques managériales, encore fortement imprégnées par le taylorisme, ont vite repris le dessus ». Ainsi « l’Etat et les entreprises n’ont pas su tirer les enseignements du premier confinement pour installer les conditions d’un travail à distance serein et efficace ». D’où deux séries de conséquences dramatiques. La première est sanitaire. Le virus accélère sa diffusion avec la reprise des déplacements, nettement plus importants pendant le deuxième (on n’ose plus écrire « second ») confinement que pendant le premier. Les autres conséquences sont économiques et stratégiques. En limitant le travail à distance, en le réservant à une partie des cadres, en se ruant sur des systèmes de contrôle à distance, ce qui démotivera nombre d’employés… trop d’entreprises gâchent une grande partie de leur potentiel d’intelligence collective.
Grandir sans grossir
La majorité des grandes entreprises occidentales n’a pas saisi deux réalités.
D’une part, l’intelligence collective, indispensable pour innover, pour se réinventer et sortir de notre crise, est construite par la qualité des relations humaines dans l’entreprise. Ces relations sont d’autant plus médiocres que le management est autoritaire, méfiant, cloisonnant !
D’autre part, la partie du travail créatrice de valeur est immatérielle. Il y a un temps de présence en un lieu et à des heures convenues. Il y a celui où l’on travaille à distance avec ses collègues ou clients, de n’importe où, si l’on accepte d’être connecté. On peut même intervenir de loin sur des équipements ou utiliser à distance les documents et moyens informatiques du site. Enfin, le plus déterminant, c’est le temps, absolument non programmable, où surviennent nos idées. Pas seulement celles des cadres mais de tout le personnel. Indispensable si on veut gérer réellement la qualité, comme l’explique depuis plus de quatre décennies l’ami Sérieyx…
Les petites entreprises, forcément plus fragiles que les grosses, doivent tirer parti de l’agilité supérieure que leur confère leur taille. Une faiblesse des PME françaises est d’être moins présentes sur le Web que leurs consœurs européennes. Il est urgent d’être non seulement visible sur Internet mais de s’en servir pour maintenir la relation client et les ventes quand la mobilité physique est réduite. Cela restera bénéfique après la crise. Une autre faiblesse tient à la taille, qui fait subir la concurrence des grands groupes et limite la capacité à répondre à des demandes globales. Pour cela, il est temps de rompre avec la tradition du gaulois je me débrouille tout seul ! Imitons ce que faisaient déjà nombre de PME italiennes depuis la Renaissance : collaborer avec des partenaires aux capacités complémentaires. Ainsi se bâtit une intelligence collective permettant à des acteurs de rester indépendants tout en s’ouvrant des marchés réservés d’ordinaire aux seuls grands. L’attractivité de chacun devient bien plus grande. Si les petits commerces avaient mutualisé des ressources pour partager des centrales d’achat, ils auraient pu, face à la grande distribution et Amazon, proposer des prix intéressants avec en prime la proximité non seulement physique mais relationnelle. Dans tous les métiers, des alliances de libres partenaires permettraient à chacun de croître en efficacité et attractivité sans s’alourdir, en restant dans son cœur de métier. Avec, ensemble, une agilité supérieure à celle des grands groupes. Car les décisions seraient prises par des acteurs compétents, proches du terrain et non dans un lointain état-major. Les réseaux numériques sont le plus efficaces quand ils mettent la proximité virtuelle au service des proximités humaines, celles des valeurs et des objectifs partagés.