« Hier, j’ai regardé la télévision, et je n’ai vu que des cadavres. » Cette phrase ne fait pas allusion au plus d’un million de victimes tuées dans le monde par le Covid-19. Cela se passait en 1989. Michel Serres venait de prendre la parole au Comité de création d’Antenne 2 — Fr 3 présidé par Jacques Julliard et créé par Philippe Guillaume. Celui-ci venait de quitter le secrétariat général du CJD pour présider les télévisions publiques. Il m’avait invité à participer à ce comité où Michel Serres et moi étions les seuls à avoir eu une formation scientifique.
Jacques Martin, Frédéric Mitterrand, Bernard Pivot, Eve Ruggieri, Caroline Tresca et les autres écoutaient, étonnés, le discours que Michel Serres avait préparé sur une note écrite. Il déplorait la sinistrose que véhiculaient les petits écrans et qui ne pouvait que marquer la Société. Que dirait-il, à présent ? Vendredi 30 octobre, sur 23 chaînes reçues en France, on trouvait, en première partie de soirée : neuf films sur des crimes, trois histoires d’épouvante, un documentaire sur des catastrophes, un film d’histoires paranormales. 12 programmes noirs sur 23 ! Certains films proposés étaient de qualité, tous n’étaient pas au même niveau de violence, mais l’ensemble contribuait à construire une ambiance sinistre déjà bien avant la pandémie. Il est évident que certains font du fric en entretenant la peur et en diffusant l’idée que la violence est normale dans la société, voire légitime.
Michel Serres n’a cessé de déplorer cette sinistrose, écrivant notamment en 2017 son livre « C’était mieux avant ». Avant, nous rappelait-il, il y a eu Hitler, Staline, la guerre mondiale, la Shoah, le goulag ! Avec prémonition, il trouvait « dramatique » que beaucoup ne croient plus dans les vaccins, alors qu’aujourd’hui, on meurt « de maladies pour lesquelles on n’a toujours pas de vaccin. »
Mortels mépris
Le philosophe ingénieur avait eu d’autres intuitions fortes. Quelques mois avant la création, en 2001, de Wikipedia, il m’a fait participer à une réunion avec deux représentants des grandes encyclopédies sur papier. Il leur a demandé s’ils pensaient que des encyclopédies numériques pourraient apparaître sur Internet. Rires des deux éditeurs : aucune chance ! Nous seuls sommes capables de concevoir une encyclopédie, quel que soit son support.
Si, par extraordinaire, il y a un jour des encyclopédies numériques, c’est forcément nous qui en serons les auteurs. Mais quel intérêt de faire cela sur Internet ?
On connaît la suite. Les encyclopédies papier sont mortes et Wikipedia a prouvé qu’il était globalement aussi fiable que ceux qui l’avaient méprisé. Une histoire à méditer, aujourd’hui plus que jamais, alors que nous vivons une catastrophe globale générée par l’incapacité à prévoir et le refus d’anticiper d’un très grand nombre de décideurs privés et publics dans les pays occidentaux. L’histoire des encyclopédies, de Kodak et de bien d’autres, montre que, face à l’arrivée d’une innovation portée par de nouveaux acteurs, la première réaction est généralement le déni méprisant. « Moi seul suis capable de continuer à offrir à mes clients le meilleur service ». Puis, arrive la colère, on traîne l’innovateur en justice, comme cela a été le cas pour Napster, puis Uber. Mais l’innovation diffuse et les méprisants disparaissent. C’est pour cela que je posais ici la question : savons-nous vraiment ce que nous achètent nos clients ? Un nouveau venu, exploitant notamment le numérique, ne risque-t-il pas bientôt de nous désintermédier ? Qui sortira le mieux de notre crise globale ? Ceux qui sauront résister à la sinistrose ambiante, comme Michel Serres nous y a invités. Et qui ne commettront pas le péché d’orgueil des éditeurs d’encyclopédies papier. Profitons de nos contraintes actuelles pour remettre en question nos habitudes, nos organisations, nos pratiques et préparer notre rebond ; en nous réinventant si nécessaire ; en misant sur l’humain et en cherchant chez des partenaires les compétences complémentaires des nôtres, car moins que jamais nous ne réussirons seuls ! Souvenons-nous de ce qu’en 2014 disait, à Dirigeant, Michel Serres: « A nous d’inventer un lien social nouveau ! Et de mettre fin à l’entreprise généralisée du soupçon, de la critique et de l’indignation »
Merci, Michel Serres !