Le système économique gère en permanence les contradictions de ses acteurs. Ainsi, les positions des citoyens, des salariés, des indépendants, des épargnants, des retraités et des consommateurs sont rarement convergentes. Pour autant, un salarié peut être tout à la fois consommateur et citoyen tout comme un retraité ou un indépendant.
Les salariés tout comme les indépendants souhaitent que leur travail soit le mieux rémunéré possible. Ils ont donc tout intérêt à peser sur le montant des prestations sociales et en particulier sur celui des pensions de retraite. A terme, ils seront retraités et demanderont au contraire une hausse des cotisations et la garantie de leur pouvoir d’achat. Les salariés peuvent souhaiter un partage plus favorable de la valeur ajoutée avec les actionnaires qui auront également tendance à vouloir rentabiliser leurs prises de risques. Au sein de l’OCDE, depuis le début du siècle, les salaires ont augmenté de 12 % en valeur réelle, quand la productivité par tête a progressé de 28 %. Les actionnaires ont donc été favorisés. Cette situation ne prévaut pas en France ou en Italie. Néanmoins, dans ces deux pays, les actifs ont dû faire face à une augmentation rapide du prix des actifs immobiliers et actions. La valorisation des entreprises constitue un autre facteur d’enrichissement des actionnaires et des épargnants qui laisse en grande partie de marbre les actifs. Ainsi, au sein de l’OCDE, la capitalisation boursière représentait à la fin de l’année 2 019 120 % du PIB contre 60 % en 2002. La part des profits après taxes et paiement des intérêts, mais avant dividendes est passée de 11 à 15 % du PIB de 2002 à 2019.
Les salariés peuvent être légitimement opposés à la hausse des profits des entreprises, mais la santé de ces dernières conditionne la pérennité de leur emploi. La multiplication des délocalisations a coupé partiellement le lien entre profit et emploi qu’avait illustré l’ancien Chancelier allemand, Helmut Schmidt, « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». En tant qu’affiliés à un fonds de pension où en tant qu’épargnant ayant investi dans les actions, ces mêmes salariés peuvent estimer que le partage de la valeur ajoutée en faveur des actionnaires leur est favorable. Ce dilemme est plus important dans les pays où la capitalisation est plus importante.
Désindustrialisation et tertiarisation
Une autre schizophrénie se manifeste entre les salariés et les consommateurs. Ce dernier a tout avantage à pouvoir accéder à des produits les moins chers possibles et donc en provenance de pays émergents. Depuis les années 1990, les pays occidentaux ont délocalisé une part non négligeable de leur production industrielle dans les pays émergents dont les coûts de production sont 45 % plus faibles que ceux de l’OCDE. Le poids des importations en provenance des pays émergents hors OPEP et Russie atteint 7 % du PIB en 2019 contre 4 % en 1998. Le poids de ces mêmes importations au niveau de la valeur ajoutée manufacturière a doublé en vingt ans pour atteindre 55 % en 2019. La désindustrialisation a conduit à une diminution de nombreux emplois bien rémunérés et à une montée d’emploi dans le tertiaire plus précaire et à faibles qualifications. De 1999 à 2019, l’emploi manufacturier a reculé de 25 % au sein de l’OCDE.
Les consommateurs ont bénéficié de baisses de prix sur les vêtements, l’électroménager, les meubles. Une relocalisation, au-delà de la question de sa faisabilité opérationnelle, serait génératrice d’une hausse des prix et donc provoquerait une baisse de pouvoir d’achat. Un changement de comportement est-il en train de s’opérer, changement qui serait accéléré par la crise sanitaire ? Même si les sondages comportent en la matière de nombreux biais, l’évolution des opinions n’en demeure pas moins réelle. Une étude IFOP publiée au mois d’avril 2020 indiquait que 89 % des Français avaient confiance dans les circuits courts. Selon une enquête du Crédoc du mois de juin dernier, 75 % de consommateurs entendent privilégier les produits régionaux, contre 54 % en 2008. Ce choix obéit à des considérations d’ordre écologique et culturel. Les enquêtes indiquent également que les ménages sont de plus en plus adeptes d’une modération de la consommation. Si durant le confinement, cette modération fut obligatoire, à sa sortie, le niveau d’achats de biens a retrouvé assez rapidement son niveau classique. Le consommateur rencontre vite le citoyen. Au nom de la protection de l’environnement, le consommateur est appelé à restreindre ses achats, limiter le recours à la voiture, etc. D’un autre côté, pour garantir la pérennité de la reprise de l’économie, il lui est demandé de desserrer sa bourse et de puiser dans sa cagnotte.
Le développement des achats d’occasion est plus souvent dicté par des problèmes de pouvoir d’achat que par une volonté de contribuer à la réduction du gaspillage. Ainsi, l’essor des plateformes de ventes d’objets d’occasion est inversement proportionnel à la croissance économique.
Dilemmes
L’épargnant est également confronté à de nombreux dilemmes. Face à la montée des incertitudes, à la peur de perdre son emploi ou de voir diminuer ses revenus, il opte pour des produits liquides et à faibles rendements. Il privilégie les dépôts à vue et les livrets. Pour obtenir une meilleure rémunération, il doit opter pour des placements à risques et de long terme. Pour favoriser le redémarrage de l’économie, il est également souhaitable qu’il oriente une partie de son épargne vers des placements permettant le financement des entreprises. Ainsi, il renforcera l’offre et l’emploi ainsi que ses futurs revenus. Pour le moment, l’aversion aux risques domine. Elle était déjà en hausse avant l’épidémie. La multiplication des crises, le vieillissement de la population, la montée de la précarité incitent les ménages à conserver des volants de liquidités de plus en plus élevés.
La crise du Covid-19 pourrait amener à un changement de priorités. Après plusieurs décennies favorables aux retraités et aux consommateurs, les années 2020 pourraient être marquées par un retour en grâce des actifs, vecteurs clefs de la redynamisation des économies. Un surcroît d’inflation pourrait intervenir avec une hausse des salaires et des prix de production avec le choix de relocaliser certaines activités. La démographie pourrait jouer également en faveur des actifs. En effet, dans les prochaines années, la population active cessera de s’accroître voire diminuera au sein de nombreux pays européens. La raréfaction des actifs devrait conduire à des hausses de salaire et à la recherche de gains de productivité.