Songer au conflit, c’est surtout songer au face-à-face avec les personnes avec lesquelles nous sommes en désaccord. C’est donc songer au moment de l’action, plutôt qu’à tout ce qui l’entoure. Notre culture occidentale, comme le fait remarquer le philosophe François Jullien dans son Traité de l’efficacité, considère en effet d’abord l’action et ceux qui la conduisent : les héros. La culture chinoise considère que le plus important est ce qui précède l’action, au point de faire de celle-ci une formalité. Cette approche privilégie donc la stratégie.
Encore ne faut-il pas entendre le mot « stratégie » au sens d’un plan défini à l’avance, qu’on suivrait pour aboutir à nos fins. Cette façon de procéder est encore étrangère à la philosophie chinoise qui n’a pas notre appétit pour la théorie, le plan, les objectifs…
La stratégie chinoise, que je vais appeler ici pensée stratégique, est d’abord l’art de tirer parti des situations. Ce qui signifie d’abord les examiner attentivement. Les examiner pour en observer les mouvements. Le stratège chinois ne cherche pas à imposer son mouvement au réel ; il tente plutôt d’épouser les mouvements du réel et de soutenir ceux qui sont favorables à ses fins. Il surfe sur le réel.
Si le réel ne manifeste pas ces mouvements favorables, alors il faut attendre. Ceci me fait penser au pêcheur à la ligne qui patiente et observe son bouchon. Non qu’il ne fasse rien du tout, car il a probablement choisi son endroit, peut-être même appâté le poisson la veille soir. Mais, pour l’heure, la seule chose qu’il a à faire est d’être patient et de s’agiter le moins possible, car tout mouvement superflu risque de faire fuir le poisson qui pourrait s’aventurer dans ces parages.
Moi qui ne suis pas pêcheur à la ligne, j’utilise pourtant souvent cette métaphore : si je suis bien installé, le poisson finira tôt ou tard par mordre à l’hameçon ; si je suis en plein soleil, mal assis, sans nourriture ni bouteille d’eau, mon impatience va bientôt se manifester. Qui dit impatience dit mouvement, qui dit mouvement dit poisson qui s’en va.
La pente de la situation
Au contraire de nous — et, a fortiori, au contraire de nous entrepreneurs —, la pensée stratégique ne croit pas que l’action puisse changer un réel dont le mouvement est contraire à nos vues. Au contraire, elle dit que le réel nous fait tels que nous sommes, avec ce beau proverbe : « les hommes sont comme des pierres et roulent dans le sens de la situation ; c’est la pente de la situation qui fait que les braves deviennent lâches ou que les lâches deviennent braves ».
La patience chinoise n’est donc pas un frein qu’on rongerait par envie d’action ; elle est pure sagesse de ne pas empêcher les situations favorables d’advenir.
Appliquée au conflit, cette sagesse nous souffle que, parfois, le temps joue pour nous en cas de conflit et que toute action de notre part ne fait qu’aggraver les choses. Attendre — qui n’est pas déserter et quitter son siège de pêcheur — est parfois le meilleur moyen d’aboutir à ce que nous désirons : « Si quelqu’un t’a offensé, ne cherche pas à te venger. Assieds-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer son cadavre. » (Lao Tseu)