En cette rentrée, nous vivons une période étrange où l’incertitude est maximale : sur la rentrée scolaire, sur la récession, sur la poursuite de la pandémie, sur les mouvements sociaux et politiques, etc. Après le confinement et un redémarrage en demi-teinte, tout le monde s’est dépêché de partir en vacances pour oublier cette épreuve. Mais les vacances sont finies, et il faut bien désormais envisager la suite. Mais quelle suite et comment ? Comment aborder les semaines cruciales qui s’annoncent ?
Il y a dans le film Margin Call sur la faillite de la banque Lehman Brothers une scène absolument culte. Nous sommes en septembre 2008 et toute la direction de la banque est présente au grand complet à 3 h du matin pour une réunion de crise. Un jeune analyste présente les résultats auxquels il est arrivé sur la situation financière de la banque. Ces résultats sont sans appel : la banque est au bord de l’effondrement. Sa situation se dégrade très rapidement. Sa survie est une question de jours, peut-être d’heures, et les sommes en jeu sont absolument considérables. Après l’exposé, le PDG se lève et déclare : « Savez-vous pourquoi je suis à ma place ? Pourquoi je gagne le plus d’argent ici ? Je suis à ma place pour une seule et unique raison : pour deviner ce que la musique sera dans une semaine, un mois, une année. Rien de plus. » Contemplant la vue magnifique de Manhattan qu’offre la salle de réunion, il poursuit : « Je suis ici ce soir et j’ai bien peur de ne pas entendre la moindre chose… Seulement le silence. » Le reste du film montre la course désespérée contre la montre pour éviter la catastrophe, course qui sera perdue, ce qui entraînera l’une des plus grosses faillites de l’histoire financière et déclenchera la crise mondiale.
Il semble que nous soyons dans une situation similaire, très étrange : De quoi l’avenir est-il porteur ? Que va-t-il se passer dans les prochaines semaines ? Personne n’en sait rien. La musique s’est tue et nous retenons notre souffle. Seulement le silence. Nous sommes dans le noir et tout le monde avance à tâtons.
Quel rôle pour le leader ? Exposer et ajuster les modèles mentaux de son organisation
On m’interrogeait récemment sur ce que devait être le rôle du leader dans cette période de grande incertitude. La réponse est difficile bien sûr, mais il doit être selon moi de conduire l’examen des modèles mentaux de son organisation avec détermination. Cela paraît étrange à première vue, car il y a sûrement des choses plus urgentes à faire ! Je pense que non : face à l’incertitude, plutôt que la fuite en avant, il est préférable de se poser et de réfléchir, et les modèles mentaux sont la base sur laquelle cette réflexion doit se mener.
Un collectif, que ce soit une organisation, une profession ou la société, ne peut en effet exister qu’au moyen de modèles mentaux (croyances) partagés. Ce que l’on voit avec cette crise, qui était en germe depuis longtemps et que l’on verra se développer encore, c’est que de plus en plus de ces modèles sont remis en cause. Nous en partageons donc de moins en moins, car chacun part à la recherche de nouveaux modèles de son côté. En conséquence, le collectif se disloque. La petite musique collective, pour reprendre la belle image de Jeremy Irons, disparaît, remplacée par le silence. Nous sommes face à une dislocation du collectif, dans les organisations comme au niveau de la société, parce que nous avons de moins en moins de croyances communes.
Refonder ce collectif me paraît être la tâche essentielle du leader, comme en fait de chacun d’entre nous. Or ce que j’observe depuis plusieurs semaines, aussi bien auprès des entreprises qu’au niveau de la société, c’est un mouvement contraire : certains vont vers l’idéal, c’est à dire proposent de remplacer le vide par un paquet de modèles mentaux déjà existant, une idéologie prête à l’emploi, pour permettre l’avènement d’un monde d’après débarrassé de tous les péchés de l’actuel. On reconnaît les tenants de ce mouvement par le fait qu’ils commencent toujours leur exposé par « La crise du Covid montre bien que… » ce après quoi ils ne manquent pas de placer leur came. Signez là madame, et hop !
La plupart des gens et des organisations, au contraire, espèrent simplement pouvoir revenir au monde d’avant, à une normalité pas exempte de défauts, certes, mais connue et stable. C’est ce manager qui signifie à son équipe qu’à la rentrée, finie la récréation, tout le monde doit être de retour au bureau en présentiel. Ce sont les petits chefs qui reviennent, vengeurs, bien décidés à faire oublier les semaines pendant lesquelles leur inutilité a été démontrée.
Ce sont les dirigeants qui dissertent doctement sur ce que la crise leur a appris quand, dans la réalité, toute leur grande machine se remet en marche comme avant, parce que le naturel (entendez les modèles mentaux) revient au galop une fois la crise passée.
Ni fuite en avant ni retour en arrière
Ni fuite en avant vers un idéal inatteignable ni retour en arrière dans le mode d’avant ne sont possibles. Les organisations doivent réatterrir, mais si ce n’est ni dans le monde d’avant, ni dans l’idéal irréalisable, alors où ? La seule façon de trouver une réponse réside dans l’examen de ses modèles mentaux. Je cite toujours l’exemple de Fuji qui, en pleine crise au début des années 2000, a tardivement pris conscience que son activité de pellicules photo n’avait plus d’avenir dans un monde où la photo devenait numérique. Que faire ? Alors que son concurrent Kodak menait un effort considérable, et au final vain, pour devenir un leader de la photo numérique, Fuji a interrogé son identité profonde, ses modèles mentaux. « Nous sommes des chimistes, ont conclu ses dirigeants, pas des informaticiens. Le numérique, ce n’est pas pour nous. » À partir de là, Fuji s’est progressivement redéployé, avec succès, dans de nouvelles activités tirant parti de ses forces, la chimie.
Refonder le collectif disloqué par l’incertitude, tel est le rôle du leader. Cela ne peut se faire que par une exposition et un ajustement des modèles mentaux, seuls capables de fournir un ancrage solide. Que croyons-nous qui est devenu faux ? Quelles croyances utiles devons-nous développer ? Les questions sont assez simples, mais le travail doit se faire de façon disciplinée. Il peut être fait par tous.
C’est une vérité immémoriale, et pourtant souvent oubliée, aussi bien pour les individus que pour les organisations : pour affronter l’incertitude, il ne faut pas regarder au loin ; il faut d’abord se connaître soi-même.