La philosophe Julia de Funès publie un essai numérique Ce qui changerait tout sans rien changer (Collection Et Après ?), aux éditions de L’Observatoire. Elle est aussi l’auteure de Développement (im)personnel : le succès d’une imposture, chez le même éditeur. Pour Dirigeant, elle s’exprime sur la crise que nous traversons et le sens à en tirer.
Que vous inspire la période que nous venons de vivre ?
Du jour au lendemain, un coup du sort peut anéantir tous les plans échafaudés. Nous avons dû nous préparer aux risques et à la contingence. S’adapter aux aléas. S’efforcer de nous stabiliser dans l’incertitude permanente. Cette situation nous a entraînés vers une autre conception du risque, il nous a fallu être plus ouverts au principe du désastre et à la notion du relativisme. Dans ce contexte, nous avons vu que le collectif et la solidarité nous permettent d’affronter le danger.
On a vu des dirigeants d’entreprises philosopher sur le sens de l’existence, la période d’angoisse que nous avons traversée a-t-elle remis la pensée au centre de notre quotidien ? Prononcé par le Président Macron, le mot « Réinventer » a été l’un des mots clés de cette période, qu’est-ce que cela vous inspire ?
Réinventer, c’est bien sur le plan de la rhétorique et ce mot s’inscrit dans le « bonheurisme » de l’époque, c’est un verbe générateur d’optimisme et l’on en a besoin. Surtout il requestionne le sens de ce que l’on fait. La rupture, l’arrêt brusque de nos vies ont été des moments clés pour réfléchir. Ce n’est pas dans le feu de l’action que l’on peut vraiment y parvenir. Maintenant, la philosophie, c’est comme la chouette de Minerve, elle prend son envol au crépuscule. La réflexion vient après les événements passés. La pensée et le questionnement du sens prennent de l’ampleur. Tout le monde prend conscience que les seules performances économiques et financières ne suffisent plus à faire sens. Les entreprises — et notamment les grandes entreprises — sont confrontées à des problèmes d’attractivité, et de fidélisation. Elles sont obligées d’engager une réflexion avec les salariés. Nous sommes dans un nouveau paradigme. L’entreprise doit dépasser sa finalité économique pour mieux répondre aux exigences en termes environnementaux et sociétaux. En clair, donner du sens au travail. La loi Pacte (loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, présentée par le gouvernement, destinée à faire grandir les entreprises françaises et repenser la place des entreprises dans la société) participait déjà de cette logique. Sur fond de crise sanitaire, la crise du sens a accéléré ce mouvement.
Ce n’est pas par goût soudain de la philosophie de la part des dirigeants, mais c’est une nécessité aujourd’hui. Contrairement à une idée reçue, la philosophie c’est concret !
Même si le langage est abstrait, elle touche aux choses de l’existence. Surtout dans le pays des humanités et des Lumières qu’est la France. Ce goût pour les débats d’idées, la réflexion collective, cette culture du paradoxe, conservons-le !
Ne pensez-vous pas que les vieux réflexes vont reprendre ?
Plus le danger et la menace s’éloignent, plus on pourrait le penser. Mais la menace d’une deuxième vague est là. Le changement induit par cette période inédite continue de se manifester. L’organisation en silos, par exemple, se résout d’elle-même, le nomadisme du travail est entré dans les mœurs, c’est un mouvement irréversible. 73 % des salariés plébiscitent le télétravail, même s’il présente des inconvénients
Avez-vous un ou plusieurs exemples de bonnes prises en compte de ce que nous a appris cette crise ?
Si l’on prend le télétravail, je vois des initiatives innovantes pour aller à fond dans ce que j’appellerais « l’hybridation » entre le collectif et le télétravail. Des organisations se mettent en place pour parer aux inconvénients qu’il peut revêtir notamment dans la distinction sphère privée et sphère professionnelle. Le télescopage va perdurer, mais l’on peut trouver des formes intermédiaires ou des modes de régulation. Ainsi, le groupe Accor et Wojo, le grand réseau européen de coworking proposent des espaces de travail dans les hôtels Accor (NDLR : Wojo Spots et Wojo Corners). Chaque espace bénéficie de services distincts, avec la possibilité de travailler à moins de 10 minutes de l’endroit où vous vous trouvez, dans un lieu confortable et adapté à vos besoins (WiFi, prises électriques, mobilier adapté, services de restauration de qualité…). Ce sont autant d’innovations pour pallier aux défauts de ce nouveau mode de travail.
Qu’est-ce qui vous rend optimiste sur ce que l’on pourrait appeler « du bon usage de la crise » ?
Ce serait indécent de parler de bon usage au regard à la gravité et à la dimension mortifère de cette crise. D’autant qu’il y aura des conséquences économiques et sociales dramatiques. En revanche, cette crise a bousculé des façons de penser, des normes de langage, elle a été un temps propice à la réflexion. Je récuse le terme optimisme, je lui préfère le terme de confiance. Cette crise m’a rendue encore plus confiante dans l’intelligence humaine.
Durant cette période, le danger était réel, pas « simulé », comme on le voit dans des séminaires d’« incentive »…
Oui, les jeux d’entreprises qui infantilisent, tous ces concepts à la mode très souvent mal vécus par les salariés comme le « team building » en ont pris un coup. À la mode dans les entreprises, ce ne sont que des injonctions ; or ce qui soude n’est pas une injonction, mais un but commun. Nous avons bien vu que c’est la menace extérieure qui nécessite d’avoir des actions communes. Comme nous nous sommes sentis vulnérables, il nous fallait une action commune. Si cette expérience a permis de remettre en cause ces gadgets, c’est déjà ça.
« Ce qui changerait tout sans rien changer », titre de votre essai, c’est le risque ?
En écrivant avant la crise sanitaire cet essai dans une collection qui s’appelle « Et après », j’ai voulu exprimer l’idée que l’on peut agir sur les représentations même si l’on ne change rien concrètement. Comme dans le film Le Guépard, de Visconti, adaptation du romande Giuseppe Tomasi di Lampedusa. « Il faut que tout change pour que rien ne change » comme dit Tancredi.
Qu’avez-vous envie de dire aux dirigeants ?
Cette crise a permis de voir que l’on pouvait travailler autrement. Le télétravail s’est diversifié. Une vision plus nomade de l’organisation du travail s’est imposée même si le télescopage vie personnelle et professionnelle pose toute de même des problèmes. Concernant la stratégie des entreprises, elle reste bien sûr nécessaire, il faut une direction, mais avoir un cap c’est aussi s’ouvrir aux aléas prendre des risques laisser s’exprimer l’intuition. Il n’y a pas que le rationnel. L’Intelligence Artificielle sait le faire, mieux que nous. Il y a moins de risque à en prendre un que de ne pas en prendre. D’où me semble-t-il la popularité du Professeur Raoult qui est à contre-courant des protocoles ? Le mot vedette est l’agilité. Philosophiquement, l’agilité, c’est la capacité à sortir des procédures quand le sent de l’urgence et l’adaptation l’exige. Le grand exemple historique est Napoléon à Austerlitz lorsqu’il fait du brouillard matinal non pas un inconvénient sur le champ de bataille, mais un avantage. Il s’agit de jouer avec le risque, pris comme une opportunité et non une menace.