The Guardian a montré qu’en 2018 un Européen sur quatre votait pour des populistes[1]. Qu’en sera-t-il après la pandémie ? En deux décennies, les populismes avaient triplé leur score.
Phénomène mondial que beaucoup regardaient avec indifférence. Etait-ce vraiment grave qu’un Donald Trump à Washington, un Jair Bolsonaro au Brésil, fassent des discours climato-sceptiques ? Les déjà plus de 100 000 victimes américaines du coronavirus, les déjà plus de 34 000 morts brésiliens ont-ils compris qu’il est dramatique d’installer au pouvoir de tels personnages ? Tous deux, volontairement myopes, ont retardé les mesures de protection élémentaire, traitant de grippette la pandémie. Il ne fallait pas nuire aux affaires, l’argent étant plus important que les vies humaines et l’environnement. Il a suffi d’une baisse du chômage outre-Atlantique pour que, le 5 mai dernier, Trump réclame la levée des restrictions prises malgré lui. Dans deux favelas de Rio, ce sont les trafiquants de drogue qui ont dû instaurer le confinement rejeté par le chef d’Etat !
Les deux présidents populistes sont fortement appuyés par les dirigeants des églises Évangéliste. Celles-ci, comme quasiment tous les intégristes, quelle que soit la religion, ont pris aussi le parti de nier la gravité du virus ! La collusion dans les deux pays entre populistes et intégristes est patente. Aux Etats-Unis, une vingtaine de gouverneurs républicains ont plus ou moins complètement exempté les institutions religieuses des règles de confinement. Jair Bolsonaro, qui n’aurait pas été élu sans le soutien des évangélistes, a publié le 25 mars un décret, heureusement bloqué depuis, excluant les activités religieuses des mesures de confinement. Au Brésil, beaucoup de pasteurs évangélistes sont de riches affairistes ; ils ont besoin de garder ouvertes leurs églises, leurs sources de profits[2]. Cruelles illustrations du fait que des facteurs immatériels, croyances, ignorances, cupidités, ont une influence souvent déterminante sur la marche du monde. Heureusement, lucidité, générosité et courage combattent ces facteurs de mort comme, chaque jour, le démontre la mobilisation des personnels soignants et de bien d’autres modestes héros.
Une vision binaire de la Société
Au cœur du drame, il y a bien un problème de vision et de valeurs. Spécialiste des extrémismes, le politologue néerlandais Cas Mudde n’a pas attendu la pandémie actuelle pour donner l’alerte[3]: le populisme, porteur d’une vision manichéenne, prétend opposer « peuple pur et élites corrompues » ; il est, depuis des années, en train de changer dramatiquement la vie politique en Europe, Amérique Latine et aux Etats-Unis. Cas Mudde précise que la promotion de cette vision manichéenne constitue une escroquerie. Des richards, comme Trump, pour protéger leurs intérêts à eux, mobilisent les pauvres en détournant leur attention du système qui les opprime : certaines « élites exploitent le nativisme pour rediriger, vers les immigrés et les minorités, la colère du vrai peuple contre les élites corrompues. »
Deux chercheurs britanniques, Jordan Kyle et Brett Meyer[4] précisent que, dans cette optique binaire, « rien ne doit entraver la volonté du vrai peuple », entité supposée homogène. Et les actions des leaders populistes sont donc incontestables puisqu’elles expriment forcément la volonté du peuple ! Il s’agit « d’une bataille morale entre le Bien et le Mal, entre le vrai peuple d’un pays et les élites ou autres groupes considérés par les populistes comme des étrangers ». Nous verrons qu’en réalité ces partis du Bien apportent beaucoup de corruption.
Crise économique et colère
Yann Algan, Elisabeth Beasley, Daniel Cohen et Martial Foucaul, dans un livre récent, les origines du populisme[5] s’appuient sur le panorama réuni par Dominique Reynié et sur beaucoup d’autres travaux. Le travail de Yann Algan et de ses collègues montre la nécessité de prendre en compte à la fois des facteurs économiques, sociaux, culturels et leurs interactions. Des facteurs économiques ont joué : « la montée des forces antisystèmes est intimement liée à la détérioration des conditions d’existence des classes moyennes et populaires, frappées par l’insécurité économique et le creusement des inégalités. La crise économique a provoqué “une très forte colère à l’égard des partis traditionnels (…) incapables de protéger les classes populaires des dérèglements du capitalisme contemporain.” La crise financière de 2008 a augmenté le chômage, mais, notent les auteurs de Les origines du populisme, “c’est surtout la variation du taux de chômage et non son niveau absolu” qui a influencé les votes antisystème, y compris pour le Brexit.
Montée des méfiances envers les politiques
Des facteurs culturels sont clivants. Yann Algan et ses coauteurs réservent l’appellation populiste aux mouvements antisystèmes d’extrême droite et qualifient de gauche radicale ceux d’extrême gauche. Les premiers, de la Ligue italienne aux extrémistes des pays nordiques, sont hostiles aux immigrés, par xénophobie plus que par crainte d’une concurrence pour l’emploi, crainte qui aurait peu de poids dans les pays scandinaves où l’immigration reste modérée. La tolérance qui, depuis deux décennies, progressait en Europe est mise à mal par la poussée des populistes, plus homophobes que la moyenne, moins favorables au travail des femmes. Ils sont “fascinés par des valeurs autoritaires, très conservatrices socialement et à forte teneur nationaliste.”
La crise de confiance dans les politiques a fait progresser en Occident l’idée qu’on peut accepter un régime non démocratique. En 2016, 54 % des Américains, 55 % des Européens répondaient positivement à la question “dans votre pays, la démocratie fonctionne assez mal ou très mal”. C’était le cas de 17 % des Norvégiens, 53 % des Français, 79 % des Italiens. Ce mécontentement est nourri par un sentiment partagé par 87 % des Européens et 88 % des Américains : “la plupart des responsables politiques défendent surtout leurs intérêts et ne se préoccupent pas des gens comme moi”.
La majorité de ces responsables politiques est considérée comme corrompue par 77 % des Européens, 79 % des Américains et des Français, 91 % des Polonais et des Hongrois. Les deux tiers des Européens, les Français notamment, voyaient en la démocratie un système “irremplaçable”, “le meilleur système possible”[6], mais ils étaient déçus par les hommes politiques puisque, entre décembre 2009 et décembre 2019, la proportion de Français, plutôt satisfaits du fonctionnement de la démocratie, a chuté de 50 % à 27 %. Actuellement encore, 27 % seulement des Français se déclarent satisfaits[7], mais 30 % sont d’un avis contraire et 43 % ne se prononcent pas, ce qui ouvre le champ à des évolutions brutales. Et la dernière enquête décennale sur les valeurs des Européens (European Vallue Surveys[8]) révèle, note le sociologue grenoblois Pierre Bréchon, que les Français soutenant exclusivement la démocratie n’étaient, en 2018 comme en 1999, que 41 %. A peine plus que les 36 % ne voulant “qu’un régime non démocratique”. 12 % seraient même adeptes d’un régime militaire[9].
Méfiance et mal-être
La méfiance envers les politiques est corrélée avec l’insécurité économique, d’autant, notent les auteurs[10], que la croissance a profité surtout au 1 % des plus riches, et, depuis trente ans, de moins en moins aux travailleurs les moins qualifiés[11]. Le mal-être des électeurs américains et européens influence plus directement la méfiance envers les institutions que le niveau d’éducation ou de revenu. Il y aurait “une relation quasi linéaire entre bien-être et confiance”. Les partisans de la Gauche radicale ont plus d’espoir et de confiance envers les autres que les populistes. Chez ceux-ci, on trouve à la fois mal-être, solitude, méfiance envers la classe politique, mais aussi méfiance interpersonnelle et beaucoup de pessimisme. La confiance interpersonnelle est bien un facteur clivant entre extrêmes droite et gauche.
Mal-être, isolement et vie associative
Le mal-être dépend aussi de la structure de la société. La méfiance des électeurs de Marine Le Pen est liée à l’isolement [12], à une frustration individuelle. “Comme dans les années trente, la crise économique et sociale (…) a aussi produit une violente désocialisation des classes populaires”. “La société postindustrielle a fait voler en éclats” la structuration fordiste à l’intérieur des entreprises avec des espaces communs et des syndicats puissants. Un tiers des familles monoparentales, essentiellement des femmes avec enfants, sont en dessous du seuil de pauvreté[13]. Ce qui explique “la surreprésentation des mères célibataires parmi les Gilets jaunes”.
L’organisation locale de la société, facteur de bien ou mal-être, influence les options politiques. Les ouvriers votent largement pour le Front National dans le nord-est de la France et pas dans le Sud-Ouest. C’est lié à une moindre densité du tissu associatif et des relations sociales dans le Nord-Est. Et, de même, “le candidat Trump a obtenu ses meilleurs scores dans les communes où le niveau de confiance et la densité des associations (organisations civiques, sportives ou religieuses) étaient les plus faibles”[14]. Ce constat étaye l’argumentation d’Hervé Sérieyx sur l’importance de la démocratie contributive pour revitaliser la démocratie représentative[15].
Populismes : un mal durable
A l’Université Bocconi de Milan, Nicola Gennaioli et Guido Tabellini[16] constatent aussi que les perdants de la globalisation et de la technologie se caractérisent par leur bas niveau d’instruction, des idées conservatrices, pas d’appartenance à des syndicats et un bas revenu. “La diffusion des réseaux sociaux et la crise financière globale ont contribué au succès des nouveaux partis populistes,” concluent-ils. Ce n’est pas un phénomène transitoire, mais durable, avec des conséquences négatives, affirment-ils : les partis populistes, mal conseillés, proposent et appliquent “des politiques inconsistantes et notoirement contre-productives”. Pire, pour les deux chercheurs, le danger majeur, c’est que “la diffusion du nationalisme menace l’ordre mondial”, poussant au démantèlement des organisations supranationales. Or, les problèmes majeurs réclament des solutions globales et le renforcement des structures supranationales. Nous l’observons, en ce moment, avec le manque de coordination des gouvernements et des institutions, de l’Union européenne à l’OMS, face au Covid-19 !
Moins de liberté, plus de corruption
L’un des paradoxes les plus choquants du populisme est que ses dirigeants, fréquemment profiteurs corrompus, exploitent la légitime indignation des petits contre la corruption d’en haut dont eux-mêmes font partie. En Italie, la Ligue n’a eu de cesse de stigmatiser la pourriture du sud du pays, jusqu’à ce qu’éclatent en série des affaires de détournement de fonds, corruptions, collaborations avec les mafias méridionales appelées à sévir au nord. Le fondateur de la Ligue a été lui-même obligé de démissionner. Ce n’est pas un cas isolé. Deux chercheurs du Tony Blair Institute for Global Change, Jordan Kyle et Yascha Mounk, ont réalisé une banque de données des mouvements et gouvernements populistes dans le monde[17]. Ces dernières années, les gouvernements populistes se sont maintenus au pouvoir, en moyenne 6,5 ans au lieu de 3 ans pour les gouvernements démocratiques.
Les deux
chercheurs craignent que les pouvoirs populistes actuels durent encore plus,
dégradant rapidement les restes de démocratie des régimes. Entre 1990 et 2014, des
élections ont porté au pouvoir 13 gouvernements populistes de droite, 15 de
gauche et 17 inclassables. Dans chacune de ces trois catégories, 5
gouvernements ont réduit sensiblement les libertés civiles et les droits
politiques. Les gouvernements populistes s’attaquent à l’Etat de droit, cherchent
à soumettre magistrature et presse pour échapper à la justice, car le niveau de
corruption monte fortement là où s’installent les populistes. L’indice de Transparency
International le montre durement, avec le cas extrême du Venezuela qui,
sous Chavez, a reculé de 83 places dans la classification des pays corrompus. Rappelons
qu’une propagande néo-fasciste s’efforce de faire croire, mensonge absolu, que
la dictature de Benito Mussolini avait institué un Etat parfaitement honnête[18]!
[1] Lewis Paul, Seán Clarke, Barr Caelainn, Holder Josh et Kommenda Niko. One in four Europeans vote populist. 20 novembre 2018.
[2] Bruno Meyerfeld. Le Monde, 2 avril 2020. Au Brésil, des évangéliques nient la dangerosité du coronavirus.
[3] Cristóbal Rovira Kaltwasser et Cas Mudde. Populism: A Very Short Introduction. Oxford University Press, 2017. Brève introduction au populisme. Ed. L’Aube. 2018.
[4] Jordan Kyle et Brett Meyer. High Tide? Populism In Power, 1990-2020. 7 Février 2020.
[5] Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen, Martial Foucault. Les Origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social. La République des idées. 2019. Le Seuil.
[6] Chiffres rassemblés dans l’ouvrage dirigé par Dominique Reynié, Où va la démocratie? loc. cit.
[7] Pierre-Henri Bono. CEVIPOF / Sciences Po Attitudes des citoyens face à la pandémie COVID-19 -France Vague 7. 30 avril 2020.
[8] https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-france-de-2019-plus-critique-et-plus-altruiste
[9] Pierre Bréchon. Les valeurs des Français en tendances: plus de liberté pour soi,
plus d’exigences dans la sphère collective. Futuribles n° 431. juillet-août 2019
[10] Thomas Piketty. Le capital du XXIème siècle. Seuil, 2013.
[11] Branko Milanovic,. Inégalités mondiales. La Découverte. 2019.
[12] Louis Maurin. Un adulte sur dix a peu de relations sociales. Note de veille, Futuribles. 21 janvier 2020.
[13] Famille monoparentale rime souvent avec pauvreté.Observatoire des inégalités. 30 novembre 2017.
[14] Paola Guiliano et Romain Warziac. Who voted for Trump? Populism and Social capital. Document de travail UCLA, 2019.
[15] André-Yves Portnoff et Hervé Sérieyx, Alarme, citoyens! Sinon aux larmes. EMS. 2019.
[16] Nicola Gennaioli, Guido Tabellini, Identity, Beliefs, and Political Conflict. Décembre 2018, juillet 2019. et Dna economico dei populismi. Il Foglio. 10 Novembre 2019.
[17] Jordan Kyle et Yascha Mounk. The Populist Harm to Democracy : An Empirical Assessment. décembre 2018. et Tutti i pericoli del populismo. Di destra o di sinistra, mette a rischio la democrazia e i diritti. Una verifica empirica. Janvier 2019.
[18] André-Yves Portnoff. Relents de fascisme. Futuribles n°431. 2019.
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