L’information a un coût. Il est donc logique que la presse en ait un aussi. Comment convaincre le public qu’une opinion formulée sur les réseaux sociaux n’a pas la même valeur que l’enquête approfondie d’un journaliste ?
Au Forum de Davos, en 1996, John Perry Barlow, qui passait pour un visionnaire de l’Internet, déclarait : « Nous sommes en train de créer un monde où tout un chacun pourra s’exprimer, sans privilège ni préjugé de race ni de naissance, de puissance économique ou militaire. Nous sommes en train de créer un monde où chacun, en tous lieux, pourra exprimer ce en quoi il ou elle croit, aussi singulière que soit son idée, sans peur, sans être contraint au silence ou au conformisme. »
Polarisation du débat, affaiblissement de la démocratie : effets collatéraux de la révolution numérique ? Rappelez-vous, écrit Nicholas Lemann, dans la New York Review of Books, à l’époque, bien des gens pensaient que la révolution numérique allait permettre des progrès spectaculaires de la démocratie. Chacun allait pouvoir donner son point de vue et le monde s’en porterait mieux.
La réalité que nous avons sous les yeux est, hélas, tout autre. Si cette fameuse révolution numérique a produit des effets dans le domaine politique, c’est bien plutôt une extrême polarisation du débat public, la propagation virale des théories complotistes, voire le terrorisme. Et l’entrée du journalisme dans une crise dont on ne sait pas encore si elle sera mortelle ou non.
Truster le marché publicitaire sans produire de contenu, la stratégie gagnante des GAFA
« Ce que personne ne pouvait imaginer, écrit Nicholas Lemann, c’est qu’un excellent moteur de recherche pourrait un jour attirer un public d’une taille sans commune mesure avec n’importe quel site d’information, _sans produire lui-même aucune information originale_. Ni que, quelques années plus tard, un média social allait faire encore plus fort, avec des contenus produits par leurs propres utilisateurs. » Et dorénavant, ce sont Google et Facebook qui trustent l’argent de la publicité. Tandis que la presse écrite cherche encore la formule magique qui lui permettra de vivre en version numérique.
Les responsables de cette presse, rappelle encore Lemann, ont adhéré successivement à toute sorte d’illusions rassurantes sur l’avenir de leur profession. On allait, par exemple, enrichir le contenu de la version papier par des contributions de blogueurs non payés. Puis, on imagina que les _pure player_s allaient remplacer les journaux. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux, aux États-Unis, sont contraints de licencier une partie de leur staff.
C’est aussi qu’on a tendance à idéaliser une période, somme toute assez brève, où le journal a été la principale source d’information du public. Et, partant, une activité très profitable.
Cette période ne correspond vraiment qu’à la première moitié du XXe siècle. Alors, c’est vrai, le nombre de titres publiés dans nos pays et leur diffusion était considérable. Le modèle économique était simple : les journaux vivaient des petites annonces et surtout de leurs revenus publicitaires. Comme l’écrit Alan Rusbridger, l’ancien rédacteur en chef du Guardian, dans son livre Breaking News, « Plus ça allait, plus nous vendions davantage des lecteurs aux annonceurs que des informations à nos lecteurs. »
L’illusion de l’information gratuite
Mais la radio, puis surtout la télévision, amenèrent déjà une concurrence redoutable. Leur vitesse de réaction était plus rapide. La presse écrite se sauva en s’orientant vers ce qu’on a appelé un « journalisme contextuel ». Ce fut l’âge d’or des news magazines. Puisque les faits étaient déjà connus, les journalistes de la presse écrite se spécialisèrent dans leur mise en perspective, pour un public dont le niveau d’éducation avait progressé. La presse demeurant un secteur économique florissant, les rédactions pouvaient employer un grand nombre de journalistes, et les payer pour travailler sur un sujet durant des semaines.
Tout a changé depuis que Google nous a donné l’illusion qu’on nous doit le libre accès à toute information que nous désirons, au moment où nous le désirons. Combien de fois n’avons-nous pas vu, dans les boutiques de gares qui vendent encore la presse, quelqu’un prendre un journal ou un magazine, le feuilleter, puis le reposer sans l’acheter ? L’idée de devoir payer pour une information sérieuse est devenue problématique.
En outre, la distinction entre les faits établis et les opinions s’est érodée. Et, sur la Toile, où l’on prend les opinions et les humeurs pour des informations, les gens cherchent prioritairement à conforter leurs opinions préétablies plutôt qu’à s’informer.
Du Guardian au Washington Post : le pari gagné du payant
Il existe pourtant des succès. Jeff Bezos, le patron d’Amazon qui s’est offert le Washington Post en 2012 pour 250 millions de dollars, en a fait un business profitable. Comme sur le site du New York Times, lorsqu’on veut lire un article, on tombe sur un verrou d’accès payant qui vous invite à souscrire un abonnement. Or, il existe un public prêt à payer pour des informations exclusives et des reportages de qualité, réalisés par des professionnels.
The Guardian, en Grande-Bretagne, a opté pour une autre stratégie : il maintient l’accès gratuit à ses contenus, mais mise sur la fréquentation de son site. Le succès publicitaire est au rendez-vous, grâce à un record de un 1,350 million de pages vues en 2018. Il a su fidéliser, en outre, 655 000 supporters payants qui versent une contribution mensuelle afin de faire vivre ce grand quotidien de gauche. Enfin, le visiteur occasionnel est invité à faire un don « puisque vous êtes là ».
Si nous voulons conserver une presse libre, il faudra bien accepter de payer pour sa consultation. Sinon, il faudra compter sur de riches mécènes pour soutenir nos journaux, comme on subventionne les opéras…
Crédits ; France Culture