Explorer, c’est d’abord et avant tout se confronter à l’inconnu. Il s’agit de mobiliser son énergie, ses qualités, son savoir (ou ce que l’on croit savoir) au service d’un projet non seulement très incertain, mais inédit. Les explorateurs sont avant tout des pionniers, des défricheurs. Ils n’ont pas de modèles auxquels se référer, pas de certitudes en guise de balises. Comment savoir alors si on se trompe ? Dans de telles entreprises, une seule chose est quasi certaine, c’est le coût de l’erreur et le prix de l’échec : perdre la vie, disparaître.
Quelles qualités doivent posséder ces aventuriers pour réussir de tels exploits ? L’audace, diraient certains. Mais dans le feu de l’action, qu’est-ce qui sépare objectivement l’audace de la témérité ? A quel moment une posture courageuse bascule-t-elle en conduite suicidaire ? La persévérance, répondraient d’autres. Même problème : « errare humanum est, perseverare diabolicum », dit un célèbre adage. Comment garder les idées claires et éviter de s’enferrer dans l’erreur ?
Première circumnavigation
Ce dont il est question ici, c’est de comprendre comment un petit plus nous fait tomber dans le trop. Oser, persévérer… mais jusqu’où ? A cette question, il n’y a pas de réponses, ou alors des réponses rétrospectives. Car c’est le dénouement – heureux ou malheureux – d’une aventure qui nous permet de juger après-coup des qualités ou des défauts de celui qui l’a conduite. La figure du portugais Fernão de Magalhães (Ferdinand de Magellan) illustre parfaitement cette indétermination première.
Il faut resituer la place de Magellan à l’époque des Grandes Découvertes. En 1492, le succès de Colomb a provoqué en Europe un étonnement incommensurable. Un désir d’aventures s’est emparé des gens. Les découvertes s’enchaînent à un rythme incroyable. A peine les cosmographes ont-ils dessiné leurs cartes que celles-ci sont périmées ; de nouvelles informations viennent constamment tout chambouler. Tout cela en une seule génération. Reste une dernière aventure à mener, incontestablement la plus grande : prouver la sphéricité de la terre en accomplissant, sur un seul et même navire, la première circumnavigation du globe. Un tel voyage permettra d’appréhender enfin la vraie dimension de la terre, jusque-là encore inconnue. Telle est la destinée de Magellan. « Seul enrichit l’humanité, d’une façon durable celui qui en accroît les connaissances et en renforce la conscience créatrice, nous dit Stephan Zweig dans sa passionnante biographie du navigateur portugais. Sous ce rapport l’exploit de Magellan dépasse tous ceux de son époque. » La terre est ronde, on le savait. Magellan va en faire l’expérience.
Le portugais a déjà montré sa valeur aux Indes qu’il a déjà rejointes par le Cap de Bonne Espérance. Il désire maintenant tenter la route par l’Ouest, traverser l’Atlantique, longer la côte Est du sous-continent américain dans l’espoir de trouver un « paso » qui déboucherait sur la mer où se trouvent « les îles aux Epices ».
En ce début de XVIe siècle, rien ne laisse imaginer qu’un passage existe entre les océans atlantique et indien (on ignore encore l’existence de l’océan Pacifique). Peut-être que l’Amérique et l’Antarctique ne forment qu’une seule et même terre. Cosmographes et navigateurs évoquent d’ailleurs très prudemment l’hypothèse d’un passage. Ce n’est pas le cas de Magellan. Lui affirme que ce passage existe et qu’il sait précisément où l’endroit se situe. Comment est-ce possible ? Magellan dispose d’informations qu’il tient secrètes. Il a connaissance d’un document rédigé au début du siècle qui rapporte que des marins portugais ont contourné, vers le quarantième degré de latitude, un cap semblable à celui de Gibraltar. Un cap qui mènerait vers d’autres mers…
L’expédition ne battra pas pavillon portugais. Le roi du Portugal n’est en effet pas convaincu par le projet et l’assurance de Magellan. Tellement pas qu’il l’autorise Magellan à présenter son projet à d’autres pays, ce qu’il regrettera d’ailleurs assez rapidement, avant même que Magellan ne prenne la mer. Magellan mûrit son dessein avant d’aller le proposer au Roi d’Espagne, le futur Charles Quint, alors âgé de 18 ans… qui finira par accepter d’organiser l’expédition.
Contre toute logique, contre tout bon sens
Le 10 août 1519, la flotte constituée de 5 navires et de 237 hommes lève l’ancre de Séville le 10 août 1519. Magellan commande l’expédition, mais sous haute surveillance ; on ne laisse pas un Portugais diriger une expédition espagnole sans prendre certaines précautions. La traversée est une formalité. Escale aux Canaries, puis le 13 décembre, la flotte jette l’ancre dans une baie connue aujourd’hui sous le nom de Rio de Janeiro. Les choses sérieuses peuvent commencer.
La flotte longe la côte sud-Américaine ; le passage reste introuvable. Le doute commence à s’installer, sauf dans l’esprit de Magellan, sûr de son affaire. En janvier 1920, au quarantième degré de latitude, comme Magellan le soupçonnait, une vaste étendue d’eau s’ouvre devant eux. La délivrance semble toute proche. Des navires partent en éclaireurs pour s’assurer qu’il s’agit de la voie tant recherchée. La déception est immense : ce qui se trouve devant leurs yeux n’est pas un accès vers l’océan Indien, mais seulement l’impressionnante embouchure du Rio de la Plata.
Les commandants des bateaux prient Magellan d’abandonner et de faire demi-tour. Pour Magellan, c’est hors de question. Contre toute logique, contre tout bon sens, il demande à son équipage de poursuivre la route. Incompréhension. Eclate alors une mutinerie que Magellan finira par mater. Pendant cinq mois, l’expédition prend ses quartiers d’hiver dans une baie. Le moral est au plus bas. L’expédition reprend. Un des navires fait naufrage.
Les conditions climatiques deviennent abominables et les terres de plus en plus sinistres. Un autre navire fausse compagnie aux autres, rebrousse chemin et file vers l’Espagne. Péniblement, la flotte rejoint le cinquante-deuxième degré de latitude et franchit enfin le passage tant espéré, détroit qui prendra le nom de son découvreur. L’exploit a été accompli, exploit dont Zweig mesure parfaitement la grandeur : « D’autres explorateurs pourront faire encore des découvertes de détail, qui complèteront l’image qu’on a du monde, mais sa forme fondamentale a été donnée par Magellan« .
Un nouvel océan s’ouvre. Un océan si calme que Magellan puis donnera le nom de Pacifique. S’ensuivent de longs jours de famine. Le scorbut emporte une vingtaine d’hommes. Le 6 mars 1521, l’expédition atteint les îles Mariannes et trois semaines plus tard, les Philippines. Magellan n’ira pas plus loin. Il est mortellement blessé lors d’un combat le 27 avril 1521 sur l’île de Mactan, dans l’archipel philippin. L’expédition, ou ce qu’il en reste, ira néanmoins à son terme : le 6 septembre 1522, un seul navire, le Victoria, avec à son bord dix-huit survivants européens et trois indiens, rejoint le port de San Lucar, en Andalousie…
Erreur périssable et vérité impérissable
Magellan, homme peu expansif, d’une « nature rude », mûrissait longtemps ses décisions. Mais une fois celles-ci arrêtées, il s’y tenait, coûte que coûte, envers et contre tout. Alors que tous les signaux de son environnement lui commandaient d’abandonner, contre la volonté des hommes de son équipage, Magellan a réussi son exploit. La chance a récompensé la folie d’un homme et l’a fait entrer dans la légende, là où d’ordinaire elle se montre moins clémente. Combien d’aventuriers ont été condamnés à l’oubli ?
« Quand elle est touchée par le génie et conduite par le hasard, écrit toujours Stephan Zweig, une folle erreur peut donner naissance à la plus haute vérité. C’est par centaines qu’on compte les inventions qui dans tous les domaines de la science sont sorties de fausses hypothèses. Jamais Christophe Colomb ne se serait lancé dans l’inconnu sans la carte de Toscanelli qui évaluait d’une façon absurde les dimensions de la terre et lui fit croire qu’il pouvait aborder en un temps très court sur la côte orientale de l’Inde. Jamais Magellan n’aurait pu amener un monarque à lui confier une flotte s’il n’avait ajouté foi aux indications portées sur la carte de Martin Behaim et aux rapports fantaisistes des pilotes portugais. Ce n’est que parce qu’il a cru détenir un secret que Magellan a pu résoudre le grand secret géographique de son époque. Ce n’est que parce qu’il s’est donné de toute son âme à une erreur périssable qu’il a réussi à découvrir une vérité impérissable ».
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