Deuxième et dernière partie de l’entretien que nous a accordé le permaéconomiste Emmanuel Delannoy, auteur de L’économie expliquée aux humains, aux Editions Wildproject.
Cela fait plus d’une décennie que l’idée d’économie circulaire est sortie de l’ombre. Comment expliquez-vous qu’elle peine à se démocratiser ?
Il y a la notion du poids de l’héritage. On a investi, il y a 30 ans, 40 ans, dans des moyens de production qu’il faut amortir. En faisant ça, on a créé des systèmes d’inertie sur toute une chaîne de valeur. Alors, est-ce que les acteurs économiques anticipent, participent et sont actifs dans ce changement, ou est-ce qu’ils résistent ? Pour l’économie circulaire, c’est un peu la même chose. Certains acteurs l’ont anticipée, d’autres ont pris le train en marche, mais il y en a un certain nombre qui n’y ont pas intérêt, pour ces raisons d’inertie économique. Et puis, il y a la question de la courbe d’apprentissage. Si on va vraiment vers des mutations intégrant des changements dans la relation client, dans la manière dont on distribue la valeur au client à travers des modèles de type économie de la fonctionnalité (c’est-à-dire la vente d’une performance d’usage et non pas d’un produit ou d’un service. Donc on s’engage sur un résultat avec le client, et c’est l’atteinte de ce résultat qui va générer une facturation), ce n’est pas si simple à mettre en œuvre. Pour atteindre un point de bascule significatif, ça peut parfois prendre une bonne dizaine d’années ou plus. Exemple avec Michelin : la possibilité de ne plus vendre les pneumatiques, mais plutôt une performance liée à l’usage des pneumatiques, donc des kilomètres, cela existe depuis une cinquantaine d’années déjà au Royaume-Uni, mais c’était marginal. Et ça atteint, d’après des chiffres récents, sur certains segments de marché, à peu près 20 % de part de marché.
Vous venez d’évoquer l’économie de fonctionnalité. Pour permettre aux entreprises de basculer vers ce nouveau modèle, il faudrait notamment baser la fiscalité non plus sur le coût du travail, mais sur le prélèvement des matières premières. Quels en seraient les atouts ?
Bien appliquée, l’économie de la fonctionnalité permet de s’affranchir de l’obsolescence programmée. Si je vous vends des équipements qui vont durer bien plus longtemps que les précédents, moi fournisseur je mets la clé sous la porte. Donc mon intérêt est de vous vendre la performance d’usage. Dans le cas de l’éclairage Led, il s’agit d’équipements qui durent mille fois plus longtemps, qui consomment jusqu’à cent fois moins d’énergie pour la même performance finale. On obtient ainsi une décroissance en énergie et en matière première qui est intéressante. Par contre, ça va supposer plus d’ingénierie, plus de relation clients, peut-être plus de travail de maintenance, une adaptation du design si changement de décoration… c’est plus intense en main-d’œuvre. Or tant qu’on reste dans une logique où le travail est plus cher que l’énergie, que la matière première, il n’y a pas de réelle incitation à passer à l’économie de fonctionnalité. Et si ce n’est plus le travail qui paie l’assurance maladie, les retraites, le chômage, il faudra bien qu’autre chose le paie. Admettons qu’à charges fiscales constantes pour une entreprise, on ait un transfert de ce qui est financé aujourd’hui par le travail vers une fiscalité nouvelle sur l’énergie et les matières premières. Si on fait bien comprendre qu’il y a engagement des acteurs publics, si l’on explique que ça ne coûtera pas plus cher, en annonçant une feuille de route très précise, avec des jalons vérifiables, là il y a un véritable levier à changer de modèle. En plus, si on arrive par ces moyens-là à baisser le coût du travail, on aura une vraie incitation à relocaliser.
Avec la transition écologique, certains secteurs risquent de disparaître. La création des nouveaux emplois évoquée plus haut compensera-t-elle la destruction de postes dans les secteurs qui ne sauraient passer ce cap ?
C’est un peu le pari que l’on fait de manière intuitive, mais on ne sait encore comment le mesurer. Après, la destruction d’emplois, elle ne s’est pas faite aujourd’hui sur des changements de modèle économique, mais plutôt sur des ruptures technologiques. Exemple avec la photographie : le fait de passer de l’argentique au numérique implique des process beaucoup plus faciles à automatiser. Donc l’économie de la fonctionnalité, ce peut être un moyen d’accompagner ces transitions technologiques en disant ce qu’on a perdu en emploi dans les activités de production, on va les compenser pour tout ou partie par des emplois de service, de maintenance ou de réparation. Avantage, ce sont des emplois par nécessité localisés près de là où sont situés les clients. Sur nos territoires, on peut être gagnant. Après, il faut raisonner à long terme d’un point de vue éthique, on ne va pas construire une nouvelle prospérité économique en Europe sur le dos de la Chine en y provoquant une crise sociale massive. A voir comment ces modèles peuvent être pertinents à l’échelle mondiale.
Enfin, vous proposez un modèle de société en rupture avec ce que nous connaissons. Quels retours vous fait-on aujourd’hui ?
L’accueil est très favorable. Les personnes observent que l’on n’est pas juste dans l’énoncé d’un constat, qu’il y a des choses très concrètes qui peuvent être faites aujourd’hui pour réinscrire notre modèle économique dans une dynamique compatible avec celle de la biodiversité. Et c’est très intéressant, ça permet de penser un modèle différent, sans aller dans la régression. Il ne s’agit pas d’une démarche sacrificielle ! On tend même à dire que l’on va mieux vivre, de façon plus épanouie, parce qu’on fait ce qui est nécessaire sur le plan du développement et de l’économie pour se réinscrire dans cette harmonie avec le vivant humain et le non-humain.