A Florence, en 1501, un énorme bloc de marbre occupait l’une des cours de la Cathédrale. Il avait été amené à grands frais de Carrare, 38 ans plus tôt. Deux grands artistes chargés par les Florentins d’en faire une statue colossale avaient dû, l’un après l’autre, déclarer forfait…
La forme de ce bloc de 6 mètres de haut ne permettait pas, selon eux, de sculpter le colosse souhaité. D’autant que l’on avait mal ébauché la pièce et percé une brèche. De plus, le marbre présentait des fragilités. Il allait falloir dégager un budget pour évacuer ce marbre devenu (un) déchet encombrant. Sa valeur était donc en passe de devenir négative. Ultime tentative, les Florentins consultent un sculpteur de 26 ans, à peine rentré de Rome, Michel-Ange. Celui-ci regarde le bloc : « Je vois la statue intérieure. Pour la libérer, il suffit de retirer l’excès de marbre ». Il propose de représenter le jeune David défiant Goliath ! Qu’importe la brèche, il y a de l’espace entre le torse et le bras droit ! Les Florentins, séduits, s’identifient à David. Ils viennent de chasser les Médicis et de proclamer leur volonté de défendre la liberté de leur République contre tous les Goliaths du monde, grandes familles, Pape, empereur du Saint-Empire…
Grâce à son empathie, Michel-Ange avait convaincu ses interlocuteurs. L’empathie construit la valeur de l’offre et conditionne la réussite de la transaction. Et Michel-Ange avait aussi le talent artistique et technique nécessaire pour réaliser sa promesse malgré les problèmes du marbre. Il a ainsi offert au monde l’un des chefs-d’œuvre de notre patrimoine. Le bloc de marbre a pris une valeur littéralement incommensurable, qui ne doit rien à la matière et tout aux talents d’un génie. Talents artistiques, techniques et relationnels. On ne parlait pas encore de soft skills mais sans capacité de construire des relations humaines, on n’a jamais pu créer de valeur ! Rien de nouveau sous le soleil. La source de toute valeur est en l’homme. Et la machine, même bourrée d’algorithmes d’intelligence artificielle ne saurait le remplacer.
Un management découvreur de talents
Encore faut-il que les talents soient reconnus et appréciés par la société. C’était de plus en plus le cas dans l’Italie de la Renaissance. Signe manifeste, les commandes aux peintres, qui, jusqu’au début du XVe siècle détaillaient combien d’or et de pigments chers seraient employés, insistaient désormais sur le fait que le maître peindrait lui-même les visages, les mains des personnages et ne les abandonnerait pas à ses assistants[1]. Pour l’humaniste Leon Alberti, il y avait plus de mérite à donner l’illusion de l’or avec du jaune et du blanc qu’à appliquer une feuille de métal sur un tableau. La reconnaissance des talents reste l’un des facteurs majeurs du développement. Elle n’est jamais pleinement acquise. En 1875, Charles Garnier a dû payer sa place pour assister à l’inauguration de l’Opéra de Paris qu’il avait créé ! Encore aujourd’hui, combien de nominations tiennent plus aux diplômes et aux favoritismes de caste ou de relation qu’au talent ?
Certains concluront que le monde a certes besoin de créativité, mais seulement celle de quelques personnes exceptionnelles. Faux : l’efficacité est collective, résulte du bien travailler ensemble et repose sur des relations humaines bienveillantes et respectueuses. Déjà en 1508, Raphael Sanzio l’avait démontré. Jules II l’avait chargé de décorer les Stanze, quatre Chambres au Vatican. Un énorme travail pour ce peintre de 25 ans ! Raphael constitue un atelier « presque familial, » [2] « en valorisant les compétences de chacun, et en misant sur l’échange pour atteindre l’harmonie »[3]. Il attire, par son prestige, des peintres majeurs comme Jules Romain et les fidélise par son attitude respectueuse. Raphael ne se borne pas à recruter les meilleurs, il cherche aussi à identifier les compétences cachées des assistants les plus modestes. Il trouve des méthodes pour garder une vision globale de l’œuvre à réaliser, et déléguer ainsi des tâches sans perte de cohérence. Une leçon pour tant de dirigeants qui s’entourent d’encore plus médiocres qu’eux pour se sentir à l’aise !
Gestion des budgets ou de la santé ?
Edgar Morin vient d’écrire que « le virus nous révèle ce qui était occulté dans les esprits compartimentés, formés dans nos systèmes éducatifs, esprits dominants chez les élites techno -économico-financières : la complexité de notre monde humain dans l’interdépendance et l’intersolidarité du sanitaire, de l’économique, du social, de tout ce qui est humain et planétaire ». Les difficultés du monde occidental à endiguer la pandémie du Covid-19, qu’il n’a pas su anticiper, sont révélatrices d’au moins deux déviations, d’ailleurs liées, s’inscrivant dans une vision à trop court terme.
D’une part, depuis quarante ans, la vague néolibérale a méprisé l’homme, à la fois comme acteur de la production de valeur et destinataire de celle-ci. Tout a été ramené au chiffrage de revenus financiers immédiats privés, au mépris du Bien commun et des contraintes de long terme.
D’autre part, l’importance majeure du réussir ensemble a été négligée par vanité hiérarchique et esprit bureaucratique et, là aussi, avec une totale myopie.
Il serait aujourd’hui vain, voire indécent, de chercher à stigmatiser tel ou tel responsable actuel alors que nous subissons les conséquences d’une évolution imposée depuis des décennies. Il y a dix ans déjà, à la fin d’une conférence, une femme vint me voir, me félicitant d’avoir insisté sur l’importance des hommes, à la fois finalité et facteurs de réussite des organisations. « Chez nous, même le directeur des ressources humaines ne le comprend pas ». Or, cette femme indignée était la directrice adjointe du CHU local. Elle m’a expliqué, dans une longue lettre, que la récente réforme de la santé obligeait à gérer le budget et non plus la santé des malades !
Désindustrialisation et pénurie organisée
La même obsession des profits immédiats pour certains a entraîné la vague de délocalisations, détruit notre industrie et beaucoup d’emplois, nous plaçant sous une dépendance que les dirigeants ne découvrent qu’à présent en matière de santé de base.
Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas que l’on ait, pour préserver les profits, maintenu la marche des usines dans les régions de Brescia et Bergame, qui ont cumulé 30 % des décès d’Italie ! On ne s’étonnera pas que l’on ait laissé des milliers de supporters du football se frotter entre eux en France, en Italie pour ne pas décevoir des électeurs et de trop influents intérêts privés. On ne s’étonnera pas des « rationalisations » menées sans vision d’ensemble. Elles ont conduit, en dix ans, notamment, à réduire fortement le nombre des lits d’hôpitaux dans la majorité des pays. Il a chuté de 5,5 pour 1000 habitants en Suisse et Italie (1998) à 3,5 et 2 (2017) ; de 4,3 en France à 3. L’Allemagne garde 6 lits pour 1000 habitants. Le Japon et la Corée du Sud sont bien plus équipés avec 13.1 et 12.3 lits/1000 ; la Corée a augmenté de 164 % ses lits. Qui a eu raison ? La différence du nombre de morts entre nos pays et l’Allemagne et surtout la Corée et d’autres pays asiatiques répond, hélas, chaque jour à la question !
On ne s’étonnera pas des rationalisations, de la dernière décennie pour réduire les charges de l’État, qui nous privent de masques, limitent les tests, entraînent des morts évitables ; elles contraignent à un gel d’activités qui nous coûtera bien plus cher que les petites économies bureaucratiques réalisées ces dernières années.
Économies : les ciseaux ou les cerveaux
C’est un facteur parmi d’autres, mais significatif de la nocivité d’une vision purement financière et compartimentée. L’on peut dépenser moins, mais plus intelligemment, en travaillant ensemble et pas dans des organisations cloisonnées qui oublient les objectifs justifiant leur existence. Un médecin nous expliquait que l’Assurance maladie, refusant d’écouter les médecins, avait homologué un médicament contre la dégénérescence maculaire vingt fois plus cher qu’un autre aussi efficace ! Un CJD lorrain, spécialiste du lean, a fait discuter ensemble médecins, infirmiers, administratifs du Centre Anticancéreux de Nancy. Tous se sentaient saturés de travail, les femmes qui appelaient attendaient une demi-heure pour n’obtenir un rendez-vous que trois semaines plus tard. Angoissant quand on pense avoir un cancer ! Sans dépenser un sou de plus, mais en travaillant désormais de concert, on a réduit à 4 minutes les attentes de rendez-vous dans les trois jours. Le personnel n’est plus surmené, car il travaille de concert et non plus en désordre, voire en rivalité. L’obsession financière a affaibli l’appareil de santé français, voire européen, sans atteindre la perversion inégalitaire américaine ! L’organisation en silos a réduit considérablement l’efficacité. Il est impératif de détruire les silos, d’utiliser les méthodes participatives de mobilisation de l’intelligence collective, lean, analyse de la valeur et aussi prospective. C’est, évidemment, vrai au-delà de la santé pour l’ensemble des secteurs économiques et de l’appareil d’État. Partout, l’on peut faire des économies et produire plus de valeur pour tous, si, au lieu de faire des coupes à coup de ciseaux, l’on organise la collaboration des cerveaux ! Et nous n’avons pas besoin de termes franglais pour réinventer le bon sens. Michel-Ange et Raphael nous ont montré la voie… il y a cinq siècles ! Ensemble, libérons la statue cachée, la force de création qui est en nous ! Alarme, citoyens ! Sinon, encore plus de larmes !
Que le drame du coronavirus nous ouvre les
yeux et nous incite à construire notre réussite collective, à tous les niveaux,
du plus local à l’Europe et la planète en danger. Sans attendre les prochains
drames qui se préparent.
[1] Michael Baxandall. L’Oeil du Quatrocento. Gallimard, 1985.
[2] Dominique Cordellier et Bernadette Py: Raphaël, son atelier, ses copistes . Musée du Louvre. Musée d’Orsay. RMN ( Réunion des musées nationaux), 1992. 751 p., 1134 ill.
[3] Victoria Gairin. La création selon Raphael, pp 50-51. Le Point Références. N°6. Mars-avril 2011. La Renaissance, textes fondamentaux.