René Girard, anthropologue français disparu en 2015, a achevé son œuvre avec une analyse du livre fameux de Clausewitz, De la guerre. L’idée clé du prussien qui est ainsi mise en exergue, est celle de « montée aux extrêmes ».
Les deux hommes ont en commun d’avoir une œuvre traversée par la violence. Clausewitz en fait sa matière, parce qu’il parle de la guerre et de celui qu’il a à la fois haï et admiré : Napoléon. René Girard, quant à lui, n’a cessé de montrer que la violence est à l’origine de toutes les sociétés humaines, lesquelles sociétés humaines se sont évertuées à contenir cette violence par des rites sacrificiels, au travers de la figure du bouc émissaire. Le christianisme, toujours d’après Girard, est venu dénoncer ce mécanisme de bouc émissaire et a instauré le souci de la victime. Hélas, ce souci, porté à son apogée, justifie à son tour la violence en retour. Les deux hommes se rejoignent sur le fait que les guerres, de plus en plus, sont totales et illimitées et ne se terminent que par la reddition absolue d’un des adversaires.
Dans notre actualité, ces quelques éléments ont un écho presque étrange. Du côté de la guerre avec les différents épisodes du conflit syrien qui va jusqu’à la destruction des forces « rebelles » que rien ne semble pouvoir arrêter, mais aussi avec d’autres théâtres d’affrontements tels le Yémen. La montée aux extrêmes se manifeste également dans cette sorte de guerre que mènent contre nos sociétés les organisations islamiques, aussi bien avec des armes qu’avec une vision radicalement différente de la vie humaine.
Et enfin, une montée aux extrêmes dans les luttes sociales qui ont lieu ici dans notre pays. Une lutte de classe réinventée où les parties prenantes s’accusent mutuellement de violences, des violences d’ailleurs bien réelles aussi bien d’un côté que de l’autre et qui servent aux uns et aux autres d’alibis ; une montée aux extrêmes en politique avec la désagrégation de l’ordre bipolaire et l’existence de forces extrêmes dont l’accession au pouvoir semblait hier impossible, aujourd’hui envisageable.
Autant de combats en effet qui se mènent au nom de victimes : victimes bien réelles, elles aussi, mais qui justifient, au nom de valeurs morales soi-disant universelles, tous les combats, toutes les accusations, toutes les condamnations, toutes les violences.
Tout phénomène, sur cette terre, est limité. Nous en savons quelque chose avec notre civilisation qui commence à toucher les limites physiques de la planète. Mais nous savons aussi que tout phénomène génère une force qui s’oppose à lui. Ainsi du mouvement qui génère du frottement, ainsi du courant électrique qui génère un champ magnétique opposé à lui. Ainsi même des épidémies qui finissent, après un temps de propagation, par s’épuiser. Ainsi donc des mouvements de la société qui finissent par générer des gouvernements qui s’opposent à eux. Toutes les révolutions, y compris récemment, ont généré au moins pendant un temps des régimes autoritaires. La Révolution française a engendré la Terreur puis deux empires ; la révolution bolchévique, une dictature sanguinaire ; jusqu’à la révolution orange en Ukraine et les printemps arabes qui avaient suscité tant d’espoir, qui ont finalement accouché de situations actuelles problématiques.
Il y a peu de raisons de penser que le mouvement qui se déroule sous nos yeux échappe à cette règle ; peut-être que le temps sera long, peut-être que ce mouvement peut encore se développer et le clivage s’aggraver entre une majorité qui aspire à la paix (fût-elle délétère pour notre environnement) et des minorités qui ont de plus en plus ouvertement le désir de briser cet ordre établi. Tôt ou tard, cette situation engendrera les conditions de sa fin. Une hypothèse plausible est que cela prenne la figure d’un régime autoritaire dans ce pays où chacun attend qu’un homme providentiel prenne enfin le pouvoir. Tout en les détestant, il se pourrait bien que les Français aient, à l’instar de Clausewitz, une admiration pour Napoléon et le désir secret de voir pareil personnage à nouveau à la tête de l’État.